La "Jérusalem des Kurdes", objet de tant de convoitises

mis à jour le Samedi 14 mars 2009 à 10h33

Lemonde.fr | 14 mars 2009 | Kirkouk (Irak) Envoyé spécial

Un baril de poudre. Kirkouk traîne cette image comme un mauvais présage. Symbole du casse-tête démographique irakien, assise sur un "trésor" pétrolier estimé à 10 milliards de barils, la ville, à 250 kilomètres au nord de Bagdad, est convoitée par les Kurdes, qui réclament son rattachement à la région autonome du Kurdistan, pour des raisons autant stratégiques qu'historiques et culturelles. Le président irakien, Jalal Talabani, originaire de la région, la considère comme la "Jérusalem des Kurdes". Mais Kirkouk est une mosaïque instable, qui compte également quelques chrétiens, une forte minorité turcomane - les descendants des troupes du sultan ottoman Murat IV arrivés au XVIIe siècle - et des Arabes. La plupart sont favorables, eux, à un renforcement de l'autorité du gouvernement central de Bagdad.

A l'heure d'un éventuel retrait américain, la question du statut de Kirkouk, dans cet Irak en reconstruction, demeure dangereusement en suspens.

La désillusion est grande chez les réfugiés du Stade olympique. L'enceinte, inaugurée en 1986 par le fils de Saddam Hussein, s'est transformée en bidonville poussiéreux. En attendant un hypothétique relogement, 2 000 à 3 000 Kurdes survivent sous les gradins, dans des réduits raccordés à l'électricité par des branchements sauvages. Des enfants gambadent au milieu des ordures et des poules qui s'égaient en tous sens sur les restes de la piste d'athlétisme. "On suffoque ici et personne ne fait rien", se lamente une vieille femme.

Des milliers de Kurdes avaient été chassés de Kirkouk par la brutale politique d'arabisation de Saddam Hussein. Ils sont revenus, plus nombreux, après la chute du régime baasiste.

Sur le marché central de la ville, dans l'effervescence du vendredi, le fusil mitrailleur AK 47 se négocie sous le manteau à 150 000 dinars (100 euros). Dans les ruelles, on trouve des étals entiers de chargeurs de Kalachnikov et d'armes diverses. Un marchand kurde en habit traditionnel soulève une pile de tissus pliés sur sa charrette et exhibe fièrement son arsenal. "C'est pour se défendre, affirme son ami, Imad Darwish, en dégainant les deux revolvers qu'il porte à la ceinture. Nous voulons que Kirkouk soit rattachée au Kurdistan et nous sommes prêts à nous sacrifier pour cela."

Deux rues plus loin, une femme en tchador noir est assise sur un tas de fripes qu'elle vend en haranguant les passants. Arrivée en 1981, elle appartient à une famille de "10 000", le nom donné aux Arabes amenés du sud du pays par Saddam ; 10 000 dinars, c'est la somme qui leur était allouée en compensation du voyage. "Maintenant, on nous force à partir, gronde cette femme qui explique que l'un de ses fils a été jeté en prison. J'ai rempli les papiers officiels pour rentrer à Bagdad et toucher les compensations. Mais les Kurdes viennent encore nous menacer. Les soldats américains aussi sont venus et ont tout cassé."

L'incertitude qui plane toujours sur le futur statut de Kirkouk nourrit ces inévitables tensions ethniques. La ville fait partie des "territoires disputés" revendiqués par le Kurdistan autonome. Selon l'article 140 de la Constitution irakienne de 2005, un référendum doit être organisé pour décider du sort de Kirkouk. Mais après avoir été reportée plusieurs fois depuis 2007, sa tenue demeure hautement improbable en 2009. "Plus le temps passe et moins les Kurdes seront en position de force, estime le député du Parlement régional du Kurdistan, Nuri Talabany, originaire de la ville. Mais nous ne pouvons pas abandonner Kirkouk."

Pour tout officiel kurde, Kirkouk constitue un tout : un berceau culturel chanté par les poètes, une terre nourricière gorgée d'hydrocarbures. Car la richesse de son sous-sol est l'autre enjeu-clé de la bataille de Kirkouk.

Visible à des kilomètres, une immense flamme de gaz naturel illumine les champs pétrolifères de Baba Gurgur, au nord de la ville. D'après la mythologie kurde, les femmes venaient autrefois prier devant ce feu sacré, symbole de fertilité, qui brûle depuis 4 000 ans.

Dans le centre-ville, c'est la paix armée. " Dans les quartiers sud, nous nous battons contre Al-Qaida et d'autres groupes terroristes", fait remarquer le chef de la police de Kirkouk, Jamal Taher Baker, le portable vissé à l'oreille.

Les assassinats et les attentats, moins nombreux qu'en 2007, restent fréquents. Le restaurant Abdullah, l'un des plus fameux kebabs de la ville, a été la cible, en décembre 2008, d'un attentat-suicide. Soixante personnes, des clients et des serveurs, dont trois Bangladais, ont été tués dans l'explosion. Les leaders kurdes locaux, qui tenaient réunion, à l'étage n'ont pas été atteints. Pour oublier, Abdullah, le patron, a tout reconstruit en un mois mais la salle reste aux trois-quarts vide.

Le siège du Front irakien Turkmène (FIT), lui, n'est pas encore remis d'aplomb. L'été dernier, le bâtiment a été mis à sac par des manifestants kurdes, accusant les Turkmènes d'être à l'origine d'une voiture piégée qui venait de tuer 22 personnes. "Nous nous sommes défendus mais huit des nôtres sont toujours en prison", enragent les militants qui gardent l'entrée.

Pour Kirkouk, le compte à rebours est enclenché. "Si le contentieux demeure après le départ des forces américaines, ce sera la guerre entre les deux parties", a récemment averti Nechirvan Barzani, le premier ministre de la région kurde. Le gouvernement irakien du chiite Nouri Al-Maliki, sorti renforcé des élections provinciales du 30 janvier, est accusé par les Kurdes de perpétuer une tradition de centralisme autoritaire de Bagdad. "Franchement, nous n'avons pas confiance, admet Ihsan Gilli, dans son bureau du gouvernorat de Kirkouk. Bagdad tente de remplacer des officiers sans nous avertir."

Le représentant spécial de l'ONU, Staffan de Mistura, milite, lui, pour une solution "raisonnable" : un statut spécial, taillé sur mesure pour Kirkouk, avec un partage des postes entre communautés et une autonomie hors du Kurdistan. "C'est la seule solution, approuve Ahmed Al-Obeidi, chef d'un petit parti arabe. Il est temps de transformer le baril de poudre en baril de miel."