La frontière entre Kurdes et Arabes se dessine dans le sang

Info LE MONDE [26 octobre 2005)-KHABAD (Kurdistan) de notre envoyée spéciale
Info
lles étaient trois amies, professeurs à Karama, un quartier de Mossoul, la troisième ville d'Irak. Suzan était arabe et enseignait le Coran. Hanan et Shahla étaient kurdes et enseignaient l'arabe et l'anglais. "En arrivant le matin, on a juste vu le sang devant l'école, là où elles furent tuées" , raconte leur élève Iman, 10 ans.
"Les terroristes étaient venus dire : "Si vous distribuez les nouveaux livres, on vous tue." Mais mes maîtresses ne savaient pas, elles avaient déjà distribué ces livres, ceux sans portrait de Saddam..."

Le plus choquant est peut-être que la fillette en parle comme d'une banalité.

Mais son récit ne fait que s'ajouter à tous ceux que racontent les réfugiés kurdes de Mossoul, dont la famille d'Iman : les "terroristes" , disent-ils, tuent les enseignants modernistes, les barbiers et autres catégories accusées de contrevenir à l'islam, mais avant tout, ils tuent les Kurdes.

Le père d'Iman, le camionneur Saadi Jibraïl, explique sa fuite à Khabad, première localité en zone kurde sur la route venant de Mossoul. "Il y a quinze jours, des affiches furent collées sur notre garage : "Si vous continuez à travailler au Nord, vous serez tués." Alors nous sommes tous partis, vingt familles... Nous faisions tous du transport avec le Nord" ­ c'est-à-dire avec la région du Kurdistan.

Plus aucun Kurde à Mossoul ne prend ces menaces à la légère. Selon Mohammad Ihsan, ministre des droits de l'homme d'Arbil, "un Kurde est tué à Mossoul toutes les neuf heures" . Autrefois, ses habitants kurdes, sur la rive gauche du Tigre, étaient aussi nombreux que les Arabes de la rive droite. Maintenant, la veille ville arabe sunnite est sous la coupe des islamistes radicaux, et ceux-ci opèrent aussi sur la rive gauche. "Le quartier de Sumer ne compte plus un seul Kurde, Tahrir et Intisar aussi sont vidés, Sinaa l'est presque" , égrène le chef de la sécurité de Khabad pour le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) au pouvoir à Arbil.

Il dit avoir amené en vain, au bureau de vote d'un quartier chrétien de la banlieue de Mossoul, 250 bulletins de Kurdes réfugiés dans son village. Ils y furent refusés. Mais des milliers de Kurdes ayant fui Mossoul auraient néanmoins voté car ils se sont installés dans une zone rurale faisant partie de sa circonscription. Ce qui rend plausibles les résultats du référendum, qui ne donnent, pour la région de Ninive, qu'une faible majorité de non (55 %).

L'ENJEU DE KIRKOUK

La région de Mossoul est ainsi (avec Diyala, proche de Bagdad) celle où les résultats sont les plus serrés et où les envies de domination de chaque groupe sont d'autant plus fortes. Elle est suivie, en cela, par la région de Kirkouk, également en périphérie du Kurdistan. Mais où, contrairement à Mossoul, ce sont les Kurdes qui dominent (62 % de oui). Et qui proclament qu'ils vont reprendre cette région pétrolière, comme la Constitution leur en donne le droit, après un référendum local à organiser avant fin 2007.

En compensation, les Kurdes auraient renoncé à réclamer la rive est de Mossoul. "Cela n'a jamais été notre revendication" , assure Ismet Ergouchi, chef de la sécurité du gouvernement d'Arbil. Même si son collègue Ihsan en parle encore comme partie du futur Kurdistan.

Mais le conflit qui se déroule déjà à Mossoul, et dont les Kurdes sont les principales victimes, ne mobilise guère dirigeants et population du Kurdistan. Contrairement à la revendication sur Kirkouk, qui reste au centre des aspirations. Au risque d'y renforcer le terrorisme, en soutien aux Arabes installés là à la place de Kurdes expulsés, et qui ne souhaitent nullement repartir ? "D'abord, nous ferons repartir ces Arabes de façon civilisée, avec des compensations, contrairement à ce que Saddam fit avec les Kurdes" , répond le chef de la sécurité. "Et si les Américains laissent la police et la sécurité kurdes travailler plus librement à Kirkouk, le terrorisme y sera contenu, comme il l'est à Arbil" , ajoute-t-il.

De fait, la situation, déjà bien plus calme à Kirkouk qu'à Mossoul, semble tout à fait sous contrôle à Arbil, où les réseaux responsables des derniers attentats locaux auraient été démantelés. Mais trois nouveaux attentats-suicides, faisant au moins dix morts, se sont produits mardi à Souleimaniyé, l'autre métropole du Kurdistan. Ce sont les premiers enregistrés dans cette ville, la plus proche de Kirkouk. Comme si les hommes d'Al-Qaida, qui ont revendiqué l'attentat, n'avaient pas renoncé, eux, à disputer la région pétrolifère de Kirkouk aux Kurdes.

Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 27.10.05