La Foire internationale de Bagdad trouve refuge au Kurdistan autonome

LE MONDE | 20 septmebre 2005 | ERBIL (Kurdistan) de notre envoyée spéciale
Au moment où le pays plonge dans un nouveau cycle de tueries, après qu'Abou Moussab Al-Zarkaoui, le chef d'Al-Qaida en Irak, a déclaré une "guerre totale" à la communauté chiite, la ville kurde d'Erbil, à 350 kilomètres au nord de Bagdad, semble vivre sur une autre planète.
AP/YAHYA AHMED - Un stand de la Foire internationale organisée à Erbil, au Kurdistan irakien, le 17 septembre 2005. Capitale de la région autonome du Kurdistan, elle a accueilli, du 14 au 18 septembre, ce que certains décrivent comme

"la première Foire internationale à se tenir en Irak depuis 1991"

. Car celles que Saddam Hussein organisait ensuite

"n'avaient d'internationales que le nom, tous les exposants étant d'une façon ou d'une autre ses créatures"

, rappelle Shwan Al-Mulla, un des responsables de la foire.

Jeune président d'un Bureau irakien de consultants et de construction (ICCB), il serait un de ces "millionnaires du Kurdistan dont le nombre est passé de cinq en 1991 à plus de mille en 2003" , comme le vante une brochure pour investisseurs publiée à Londres. Ces fortunes sont nées grâce aux taxes sur le trafic de contrebande, notamment celui du pétrole, qui s'est développé avec les sanctions onusiennes suite à la guerre du Golfe de 1991 ­ les Kurdes jouant les intermédiaires entre Saddam Hussein et les Turcs.

Mais l'argent n'a pas servi seulement à bâtir les opulentes demeures surgies en périphérie des villes du Kurdistan. Les 5 milliards de dollars reçus au titre du programme "Pétrole contre nourriture", puis, à la chute du dictateur, les parts du budget irakien dévolues aux 4 millions d'habitants du Kurdistan, ont permis, à la fois, de les nourrir et de reconstruire villages, écoles, hôpitaux et infrastructures. Ce qui a aussi permis aux "fortunes" du Kurdistan de rebondir, après la suppression des taxes aux frontières par les Américains. Aujourd'hui plus que jamais, la région ressemble à un immense chantier.

"Ce serait mieux s'il n'y avait pas ces explosions partout" , modère Abdulkadir Kassem, gérant d'un café Internet d'Erbil. Comme la majorité de la population, il se dit satisfait du "boom" économique ambiant et de sa vie en particulier ­ fait quasi unique au Moyen-Orient. Mais il craint les attentats-suicides, qui n'ont pas épargné sa ville. En février 2004, ils ont fait 117 tués dans les bureaux des deux partis qui se partagent la région ­ le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani, devenu le président régional, et l'Union Patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, devenu le président de l'Irak.

Deux autres attentats-suicides ont secoué Erbil au printemps 2005. Les autorités assurent avoir démantelé les réseaux islamistes responsables ­ un local et un lié à Al-Qaida. Les autres villes sous contrôle des peshmergas (combattants kurdes) n'en ont pas subi et la population est aux aguets contre tout suspect. Ce qui a permis aux autorités de prendre le risque d'accueillir la Foire d'Erbil, au milieu d'un vaste parc aménagé à la place d'une ancienne base militaire.

231 EXPOSANTS

Organisée par la chambre de commerce américano-irakienne, cette "Foire-conférence" prolonge en réalité celles déjà tenues hors d'Irak pour sa reconstruction, marquées surtout par un manque de clients, peu pressés d'investir dans la tourmente. Mais à Erbil, elle a pris des allures de fête foraine, avec la participation enthousiaste de milliers d'habitants. Les 231 exposants étaient surtout irakiens ­ et kurdes en particulier, dont l'ICCB avec sa maquette d'un immense site d'affaires, avec zones commerciales et de loisirs ­, mais aussi américains ­ le distributeur de General Motors trônant dans le hall avec ses 4 × 4 ­, arabes, turcs, allemands, etc.

Venu l'inaugurer, le président Barzani a d'abord parlé des victimes tombées "hélas, aujourd'hui même encore" en Irak, offrant de soigner tout blessé dans ses hôpitaux. Mais le fait remarqué fut son entrée commune dans la salle de conférences avec les représentants du gouvernement central de Bagdad, dont le ministre du pétrole, Ibrahim Bahr Al-Ouloum. Alors même que nul ici ne semble envisager avec tristesse ­ c'est un euphémisme ­ une éventuelle séparation officielle avec l'Irak.

Expliquant devant son Parlement régional pourquoi les Kurdes doivent s'estimer satisfaits du projet de Constitution irakienne qui doit être soumis à référendum le 15 octobre, M. Barzani a souligné l'article prévoyant, selon lui, le droit du Kurdistan à se retirer de la Fédération envisagée au cas où la Constitution serait violée par d'autres membres. Chacun comprenant ainsi qu'il suffit d'être encore un tout petit peu patient pour que la "ligne verte" séparant le Kurdistan du reste de l'Irak, c'est-à-dire la prospérité du chaos, devienne une vraie frontière...