La fin d’une belle histoire franco-kurde ?

mis à jour le Vendredi 17 avril 2015 à 12h00

Lemonde.fr | Par Alain Frachon

« Nous n’avons pas une culture de pleurnichards. » C’est poliment dit, sans forfanterie. Kendal Nezan est un homme calme. Il ne joue ni les accablés ni les indignés. Le président de l’Institut kurde de Paris (IKP) est physicien. Il parle en scientifique, posément : « En juin, je ferme l’institut. » Faute de moyens.

L’événement ne bouleversera pas la grande diplomatie. Mais un très beau chapitre, un morceau d’histoire de trente-quatre ans, se refermera entre la France et les Kurdes. Une invraisemblable saga où se mêlent François et Danielle Mitterrand, deux grands artistes turcs, l’écrivain Yachar Kemal et le cinéaste Yilmaz Güney, et quelques autres. Ce ne serait pas seulement triste. Au moment où les Kurdes s’apprêtent à jouer un rôle majeur dans un Moyen-Orient en fusion, ce serait également absurde. Dans l’épopée moderne des Kurdes – une population de 40 millions d’habitants, répartie sur quatre pays : Iran, Irak, Syrie, Turquie –, la France a joué un rôle.

Deux lieux ont compté. En 1920, le salon d’honneur de la majestueuse Manufacture de Sèvres accueille la conférence du même nom. Au lendemain de la première guerre mondiale, les Alliés découpent un Empire ottoman finissant. Le principe d’un territoire autonome, puis d’un Etat kurde indépendant est acquis. Le traité ne sera pas appliqué, l’Etat ne verra jamais le jour. La longue marche des Kurdes commence.

Le deuxième lieu est à Paris, sur les hauteurs, dans le 10e arrondissement, au 106, rue La Fayette. Un fond de cour des plus modestes, figé quelque part dans les années 1950, abrite l’Institut kurde de Paris (IKP). Cette association culturelle n’a pas d’équivalent en Europe. Elle va être un atout pour la diplomatie française. Les Etats-Unis la solliciteront, elle servira de lieu de médiation pour nombre d’Etats du Moyen-Orient.

Modèle de fédéralisation

Elle sera un relais sans égal pour populariser la cause des Kurdes. Elle fournira un carnet d’adresses à une génération de diplomates et de journalistes. Elle servira de bureau d’aide sociale pour des vagues d’immigrés kurdes. Enfin, et surtout, le « 106 » va aider aux premiers pas de la région autonome kurde d’Irak. Le palais de Sèvres accouche d’un échec, l’arrière-cour du « 106 » contribue à une naissance.

Faut-il se priver d’une pareille institution au moment du réveil kurde ? Les Kurdes sont nos alliés dans la lutte contre l’Etat islamique. Le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak incarne un modèle d’autonomie fédérale qui pourrait, dans le cadre des frontières actuelles, servir d’exemple pour la recomposition des Etats de la région. Dans un monde kurde volontiers divisé, l’institut a réussi la performance d’entretenir de bonnes relations avec toutes les tribus d’une famille déchirée par l’Histoire.

Le mérite en revient à Kendal Nezan, 66 ans, dont la courtoisie et l’extrême amabilité cachent un caractère forgé dans l’épreuve. Personnage à dimensions multiples : éminemment républicain, tendance plutôt PS, ancien physicien au Commissariat à l’énergie atomique, ami de quelques princes, mais chez qui rien, aucun succès, n’a étouffé « le premier homme » – le jeune Kurde de Turquie, né à Diyarbakir, venu en France presque par hasard. Il est sur le chemin de Berkeley quand il fait étape à Paris, en mai 1968. Il n’en partira plus, n’ira pas en Californie, devient français, reste fidèle à la physique et à ses origines. Quand il ne planche pas sur le mouvement des particules, Nezan s’attache à cette autre passion : faire connaître l’histoire et la culture kurdes.

« Conjonction d’événements malheureux » 

Dans le Paris de ces années-là, la gauche tiers-mondiste n’a qu’une seule cause au Proche-Orient : les Palestiniens. Aidés par quelques grands intellectuels de l’époque – de Jean-Paul Sartre à Laurent Schwartz, de Pierre Vidal-Naquet à Maxime Rodinson –, Nezan, le polémologue-voyageur-poète Gérard Chaliand et le cinéaste kurde turc Yilmaz Güney – Yol, Palme d’or 1982 – créent l’Association France-Kurdistan. En 1983, elle devient l’IKP, déclaré fondation d’utilité publique en 1993. Avec Bernard Kouchner, Kendal forme le PS à la question kurde. Auprès du président Mitterrand, il trouve un interlocuteur attentionné, grand lecteur de Yachar Kemal, romancier et aristocrate kurde (1923-2015) ; auprès de Danielle Mitterrand, une militante prête à prendre des risques.

L’IKP va être de tous les épisodes et de tous les drames qui aboutissent, au début des années 1990, à la création d’une région autonome kurde en Irak – le gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Aujourd’hui, l’IKP n’a plus de budget ou presque. Il n’a que deux salariés. Longtemps, il a vécu avec une subvention de 600 000 euros, aujourd’hui ramenée à 55 000. Le Quai d’Orsay vit à l’heure de l’austérité, il a ouvert en 2008 un consulat à Irbil et verse directement des bourses aux étudiants kurdes. L’Institut du monde arabe gloutonne une subvention de 12,8 millions d’euros. Le ministère de la culture a d’autres théâtres d’opération. L’Europe ne comprend rien au Moyen-Orient. Le secteur privé est absent.

Le GRK pourrait prendre le relais. Mais il croule sous les contraintes financières, à commencer par celle de la guerre contre les djihadistes. Kendal observe : « Il y a une conjonction d’événements malheureux. » Les Kurdes sont l’une des forces montantes, et des plus rassurantes, du Moyen-Orient. Avec l’IKP, la France, l’Europe se privent d’un instrument inégalé. Il faut sauver le « 106 ».