L'ombre de la Turquie derrière le triple assassinat de Paris

mis à jour le Vendredi 24 janvier 2014 à 12h47

Lefigaro.fr

Le principal suspect, Ömer Güney,aurait agi pour des commanditaires liés à l'appareil sécuritaire de l'État turc.

Le président de la République française effectue une visite d'État en Turquie lundi et mardi prochains. Un sujet embarrassant sera du voyage ; il s'agit d'Ömer Güney, unique suspect du triple assassinat du 147, rue La Fayette, près de la gare du Nord à Paris, le 9 janvier 2013. Trois militantes kurdes, Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Soylemez avaient été découvertes froidement exécutées de plusieurs balles dans la tête au premier étage de cet immeuble haussmannien, dans le local du Centre d'information du Kurdistan, chargé de la propagande de la rébellion du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

En détention provisoire à Fresnes, Ömer Güney, qui se trouvait sur place à l'heure du crime, clame son innocence depuis un an mais de nouveaux éléments troublants renforcent la piste de commanditaires en Turquie. Et mènent au cœur de l'État turc. Un enregistrement sonore avec trois voix a été anonymement publié ces jours-ci sur Internet. L'une est attribuée à Ömer Güney, les deux autres à des agents du MIT, les services de renseignements turcs. La discussion porte notamment sur la reconnaissance des lieux où les meurtres de cadres du PKK réfugiés en Europe sont prévus et sur les services de renseignements français. Ömer Güney assure qu'il fait l'objet de leur part «d'une filature intense». Un autre document mis en ligne est présenté comme étant une note d'information du MIT. Datée 18 novembre 2012, elle fait mention d'un individu, désigné par nom de code «La Source», à qui 6 000 € ont été remis afin qu'il pare aux dépenses nécessaires à la suppression de Sakine Cansiz.

Un profil d'agent infiltré

Ces pièces sont-elles authentiques? Leur expertise sera déterminante. Elles sont en tout cas prises très au sérieux par les milieux kurdes. «Après avoir écouté cet enregistrement, nous pouvons affirmer avec certitude qu'il s'agit bien de la voix d'Ömer Güney», affirme la Fédération des associations kurdes de France. Les personnes qui ont côtoyé ce ressortissant turc qui disait se passionner par la cause kurde reconnaissent même ses tics de langage. De son côté, le MIT a indiqué dans un communiqué qu'il n'avait «absolument rien à voir avec les meurtres». Pour Gülten Kisanak, coprésidente du Parti pour la paix et la démocratie, la vitrine politique du PKK en Turquie, la tuerie de Paris a donc «bien été planifiée et organisée en coordination avec des fonctionnaires de l'État turc». Le fait que le MIT ne dise mot sur la nature des documents suscite la suspicion. «Si les documents ne proviennent pas du MIT, alors d'où viennent-ils, s'est interrogé le député pro-kurde, Altan Tan. Si vous êtes incapables d'y répondre, il ne vous reste plus qu'à fermer la boutique.»

La mise en cause du MIT va bien au-delà de l'accusation de l'implication d'un organisme de l'État. C'est ce service qui a été chargé par le premier ministre turc de conduire des pourparlers avec le PKK. Les discussions, chance historique de mettre fin à un conflit qui a fait plus de 40 000 morts depuis 1984, ont été rendues publiques quelques jours avant le carnage parisien. Elles sont menées par le patron du MIT, Hakan Fidan, l'homme de confiance de Recep Tayyip Erdogan. Crimes commandités par le négociateur? Par un groupuscule nationaliste opposé à la paix et niché à l'intérieur de l'agence? Rumeurs destinées à distiller le poison du doute afin de saper les négociations? Autant de questions toujours sans réponse. Le timing de la publication de la bande audio et du document écrit surgit également en pleine guerre entre le premier ministre, qui cherche par tous les moyens à étouffer un gigantesque scandale de corruption, et la confrérie religieuse de Fethullah Gülen, qu'il accuse d'être derrière l'offensive judiciaire contre ses proches. Viser Hakan Fidan, c'est donc atteindre par ricochet Recep Tayyip Erdogan.

Ces derniers rebondissements renforcent en tout cas le profil d'agent infiltré d'Ömer Güney qui apparaît après un an d'enquête. Ce Turc qui avait su se rendre indispensable dans la communauté kurde de la banlieue parisienne avait, au mieux, des accointances avec les Loups Gris, les milices d'extrême droite et a effectué au moins trois mystérieux voyages dans son pays d'origine dans les mois précédents les meurtres. Muni de cinq téléphones portables, il communiquait avec des interlocuteurs secrets en Turquie par l'intermédiaire de messageries… Ankara n'a fourni jusqu'à présent aucun renseignement susceptible d'éclaircir ces zones d'ombre. À Paris, l'entourage du président français considère qu'il «n'y a pas aujourd'hui de preuves d'une implication des services turcs». «J'espère que François Hollande aura le courage de mettre le sujet sur la table, déclare, pour sa part, Antoine Comte, avocat de la partie civile. Depuis l'affaire Ben Barka, la France est incapable de désigner un État coupable d'un assassinat politique.»