L'Iran musical de Shahram Nazéri


16 janvier 2007
Devenu une idole dans son pays en chantant des poèmes perses anciens, l'artiste kurde raconte un Iran " contradictoire ". Il est en concert à Paris, au Théâtre de la Ville



Le chanteur iranien Shahram Nazéri à Paris, sur les quais de la Seine, le 13 janvier 2007. ISABELLE ESHRAGI/VU POUR "LE MONDE"

Double, l'Iran, qui a élu en 2005 un président islamiste et conservateur, Mahmoud Ahmadinejad, mais qui permet à de jeunes mondaines en jeans d'exhiber leur maquillage dans les restaurants de l'avenue Vali-Asr, ou à ses paysannes des bords de la mer Caspienne de porter justaucorps et foulards immensément fleuris ! Double toujours, moderne sans aucun doute, dit le chanteur virtuose Shahram Nazéri, invité au Théâtre de la Ville, à Paris, lundi 15 janvier. Né en 1951 à Kermansha, sur le chemin de Bagdad, ce Kurde attaché à son identité est devenu une idole en son pays en chantant des poèmes écrits il y a huit siècles par le persan Djalal al-Din Rumi (1207-1273).

Sans doute, l'interdiction, après la Révolution khomeyniste de 1979, de toute forme de musique moderne a-t-elle profité à ce musicien de tradition classique : les Iraniens, privés de variétés, se sont arraché ses cassettes. Mais c'est aussi à cette époque qu'il fut, rappelle-t-il aujourd'hui, le plus empêché, le plus tracassé. Ainsi le comité de censure avait-il refusé, avant de l'autoriser, la mise en vente de La Fleur à cent pétales (sur des poèmes de Rumi), une cassette devenue depuis un best-seller en Iran. Certains, tel le joueur de luth Dariush Tala'i, se sont exilés. D'autres, comme Nazéri ou la chanteuse Parissa, ont supporté les fatwas contradictoires et les yo-yo de la pensée officielle.

Un jour, on censure l'enseignement de la musique, un autre, on interdit aux musulmans de fabriquer des instruments. Parallèlement, l'ayatollah Khomeiny ouvre une brèche en encourageant les chants révolutionnaires et les psalmodies religieuses. " Sous l'interdit, on travaille chez soi, puis les créations sortent et, du fait de leur retrait précédent, surprennent ", résume Nazéri. C'est la théorie du roseau qui se courbe, mais ne se rompt pas, et dont on fait le ney, la flûte emblématique de la Perse, proche du souffle divin.

Elégant, intériorisé, portant moustache, costume noir et mocassins en daim, Shahram Nazéri a porté en virtuose le radif, le grand répertoire iranien, sur les grandes scènes internationales. Il est venu en France pour la première fois en 1988, au Théâtre de la Ville, puis au Festival d'Avignon. Il a chanté en 2004 à la Cartoucherie de Vincennes, invité par Ariane Mnouchkine à soutenir les victimes du tremblement de terre de Bam de 2003 ; le lendemain, il défendait la cause au Royal Albert Hall de Londres, avec son confrère Mohammad Reza Shajarian.

Il a chanté dans le Kurdistan irakien, " il y a une dizaine d'années, quand c'était dangereux ", et voudrait bien voir le film Half Moon (Niwemang), du cinéaste kurde Bahman Ghobadi - l'histoire d'un vieux chanteur kurde qui entraîne ses fils en Irak pour un concert transfrontalier. Mais le film, Grand Prix du festival de Saint-Sébastien, en Espagne, en 2006, n'est pas autorisé à Téhéran. Mamo, le chanteur du film, se trimballe dans un bus pourri sur des routes de terre et de haute montagne, où les chanteuses vivent cachées, mais la troupe possède téléphone et ordinateur portables. " L'Iran est ainsi ", dit Nazéri, pays de la débrouille, malin, individualiste et " poussé par la force de la volonté ".

L'Iran défie le Grand Satan (l'Amérique) ? Réponse " roseau " de Nazéri, dont le fils Hafez a étudié la musique occidentale à New York : " Le monde est confus, les hommes éloignés les uns des autres. Dans un poème de Rumi, un roseau devenu ney dépeint la douleur des hommes et des femmes qui se lamentent avec lui depuis qu'il a été coupé et séparé de son champ. " A l'instar de Parissa ou de Shajarian, Nazéri a toute latitude pour aller et venir. Homme de racines, il n'a cependant jamais vécu hors d'Iran, " ce pays tellement contradictoire ".

Le ministre de la culture et du conseil islamique, Mohammad-Hossein Saffar-Harandi, vient de clore à Téhéran la 22e édition du Festival de musique Fajr - Nazéri était à New York. La manifestation confirme le nouveau rôle de Téhéran comme carrefour du Moyen-Orient. La musique savante persane a explosé en trente ans et s'est débarrassée des exigences de la musique de cour, qui privilégiait les ghazals (poèmes lyriques) de Saadi (né à Chiraz en 1184) et d'Hafez (Chiraz, début du XIVe siècle). " Ces poèmes ne dérangeaient pas les princes, ils étaient doux. " Et puis, dans les années 1970, les chanteurs classiques iraniens ont redécouvert le Sha Nama, Le Livre des rois, de Ferdowsi (né à Tusi dans le Khorasan, vers 940) et Rumi.

" Je suis venu à Rumi, sans doute parce que je suis kurde, raconte Nazéri. Je porte en moi cette culture, ses expressions épiques. Je ne crains pas le trouble. Encore adolescent, je vais chez mon maître, Banan, et je lui chante un poème de Rumi, où il est question d'une tempête, de l'océan, d'un naufrage, et d'une énorme baleine qui boit l'eau et le sang. Banan, surpris et cassant, me dit que ces mots trop violents vont me casser la voix. Que j'agis comme un chauffeur qui dédaignerait la route goudronnée pour le chemin de rocaille. Des années plus tard, je lui ai dit : "Maître, voyez-vous, je suis de ceux qui préfèrent nager dans la houle plutôt que dans une piscine". "

Véronique Mortaigne

Shahram Nazéri au Théâtre de la Ville, 2, place du Châtelet, Paris-4e, Mo Chatelet. Tél. : 01-42-74-22-77. Le 15 janvier à 20 h 30. 17 €.

Disques : Shahram Nazéri et l'ensemble Dastan, 1 CD Long Distance/Harmonia mundi.

Pour mieux comprendre les musiques du monde : Petit Atlas des musiques du monde, éd. Panama, avec Mondomix et la Cité de la musique, 240 p., 29,90 €.