L’enjeu kurde embrase la rue

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Journal l'Humanité - Rubrique International
Article paru dans l'édition du 4 avril 2006

Turquie . Les émeutes déclenchées il y a une semaine à Diyarbakir, capitale de la région kurde, par la répression de l’armée ont déjà fait quinze morts et menacent de gagner les villes.

L’armée a visiblement pris au pied de la lettre la consigne donnée vendredi dernier par le premier ministre turc, qui avait prôné « la plus grande fermeté » face aux manifestations de colère des Kurdes dans le sud-est du pays. Retrouvant les vieux réflexes nationalistes qui assimilent tout Kurde osant ouvrir la bouche à un terroriste, Recep Tayyip Erdogan avait déclaré : « Tous ceux qui - instrumentalisent le terrorisme doivent s’attendre à tout, qu’ils soient hommes, femmes ou enfants. » Après la mort de trois enfants de trois, huit et douze ans tués la semaine dernière à Diyarbakir et à Batman, c’est un vieillard de soixante-dix-huit ans qui a été battu à mort hier à Diyarbakir, portant à quinze morts le bilan des émeutes qui secouent l’est de la Turquie depuis une semaine et ont gagné Istanbul dimanche (1).

Crainte de la contagion irakienne

Car Istanbul est devenue au cours de ces vingt dernières années la première ville kurde du monde : « la perle du Bosphore » a accueilli l’essentiel des trois millions de Kurdes chassés du Kurdistan par la guerre sans merci contre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) qui a duré près de vingt ans de 1981 à 1999, jusqu’à l’arrestation et l’emprisonnement de son chef Abdullah Ocalan. Pratiquant la politique de la terre brûlée, l’armée turque a détruit plusieurs centaines de villages le long des frontières avec la Syrie, l’Irak et l’Iran, faisant de leurs habitants des réfugiés qui sont venus grossir les quartiers misérables de Diyarbakir, mais aussi d’Istanbul, où vivait déjà une forte communauté kurde victime de l’exode rural et du sous-développement de sa - région d’origine.

La trêve décrétée par le PKK après la condamnation à mort de son chef (transformée en détention à vie), l’arrivée au pouvoir du parti islamique (AKP, Parti de la justice et du développement) d’Erdogan, plus ouvert aux Kurdes que les partis traditionnels, et surtout la perspective d’une adhésion à terme de la Turquie à l’Union européenne avaient un peu détendu la situation au Kurdistan. D’autant que la chute de Saddam Hussein et la guerre en Irak, où les Kurdes disposent d’une région autonome et où un Kurde a été élu président de la République, avaient poussé le gouvernement d’Ankara à se montrer plus souple.

À la fois poussé par les Européens et par la peur de la contagion irakienne, le gouvernement Erdogan avait accordé certains droits culturels aux Kurdes de Turquie, notamment une télévision et l’enseignement de la langue dans certaines écoles, et beaucoup promis. Mais les promesses sont restées lettre morte, notamment au plan économique et social, et des milliers de réfugiés attendent toujours au-delà des frontières des États voisins une amnistie générale que réclament désormais non seulement le principal parti kurde légal, le Parti démocratique du peuple (DP), mais aussi les autorités kurdes d’Irak, embarrassées par la rupture, il y a un an, de la trêve par le PKK, qui dispose toujours de bases au Kurdistan d’Irak.

Dans le climat de frustration et la misère où sont plongés des millions de Kurdes, la reprise de la guérilla et des opérations de répression sans merci qu’elle entraîne a débouché sur des émeutes dans lesquelles la jeunesse est aux premières lignes. Le coprésident du parti kurde légal DP et le maire de Diyarbakir, Osman Baydemir, qui appelle les jeunes à « arrêter les actions violentes » et à « ne pas céder aux provocations », ne semblent pas être entendus.

La peur de voir les Kurdes autonomes

Il ne fait pourtant aucun doute, pour nombre de responsables kurdes, que le climat actuel est mis à profit - sinon sciemment provoqué - par certains militaires ultranationalistes qui craignent deux choses, au moment où les négociations d’adhésion commencent entre la Turquie et l’UE : de voir les Kurdes accéder à une certaine autonomie, mais aussi et surtout de perdre leur pouvoir politique et de devoir rentrer, définitivement, dans leurs casernes.

(1) Le bilan inclut les trois morts provoquées par l’incendie d’un autobus par un cocktail Molotov, dimanche à Istanbul, attentat attribué au PKK.

Françoise Germain Robin