L'armée turque conforte son influence politique


Laure Marchand - Publié le 2 août 2006

Les réformes demandées par Bruxelles n'ont limité que partiellement le pouvoir des militaires.

 
L'ARMÉE a remporté une manche dans sa bataille contre le gouvernement AKP islamo-conservateur. Le général Yasar Büyükanit, qui appartient à la tendance dure de la hiérarchie militaire, a été nommé lundi chef de l'état-major. Son arrivée à la tête des forces armées confirme le regain d'influence du clan des souverainistes au sein de l'institution et intervient alors que les relations entre l'armée et le pouvoir civil se durcissent en Turquie.

La possible arrivée en 2007 au palais de Cankaya, fief laïc, d'un chef de l'Etat sorti des rangs de l'AKP, cristallise cette radicalisation. «Si jamais le premier ministre Erdogan brigue la présidence de la République, il y aura des tensions, assène Gündüz Aktan, directeur du think-tank Asam, proche des cercles militaro-nationalistes. L'armée le mettra en garde gentiment.»

 
Le message semble avoir été bien reçu par le gouvernement et la majorité AKP du Parlement, chargé d'élire le chef de l'Etat : les noms de présidentiables plus consensuels que celui du premier ministre circulent. L'enjeu de cette élection présidentielle est révélateur de l'intervention de l'armée dans le jeu politique turc. Toujours bien présente même si elle s'est faite plus discrète, notamment sous la pression de l'Union européenne.
 
Depuis 2003, de nombreuses réformes ont été menées pour réduire la capacité d'ingérence politique des militaires. Ainsi, ils ne disposent plus de représentants au sein du conseil de l'audiovisuel ou du YÖK, le puissant organisme de tutelle des universités. Surtout, le Conseil national de sécurité (MGK), sorte de cabinet ministériel parallèle qui permettait à l'état-major d'imposer ses vues au gouvernement, a été démilitarisé. Tout comme la majorité de ses membres, l'actuel secrétaire général du MGK vient désormais de la société civile.
 
Le processus de négociations d'adhésion à l'UE, soutenu par l'armée, a également réduit la marge de manoeuvre des militaires dans le sud-est du pays à majorité kurde. La guerre civile entre les troupes du séparatiste Abdullah Ocalan et l'armée a causé 37 000 morts dans les années 1980-1990. «Bruxelles soumet désormais l'armée à sa discipline en quelque sorte», explique Umit Cizre, politologue à l'université Bilkent à Ankara. Les combattants du PKK ont repris ces derniers mois leurs attaques : seize militaires ont été tués ces deux dernières semaines. Pourtant les requêtes d'une partie de l'appareil militaire pour restaurer l'état d'urgence n'ont jusqu'à présent pas trouvé d'écho favorable.
 
Mais selon Levent Unsaldi, sociologue auteur de l'essai Le Militaire et la politique en Turquie (*), les réformes obtenues par Bruxelles n'ont entamé qu'à la marge le pouvoir de l'institution : «Ses intérêts sont intacts, tout comme son droit d'ingérence dans la vie politique et sa mission de gardienne de l'intégrité de l'état.» Le Parlement valide toujours le budget des dépenses militaires sans discuter. Et la loi précisant les obligations de l'armée n'a pas été modifiée.
 
Son devoir reste «de surveiller et protéger la République établie constitutionnellement». En 1997, jugeant la laïcité en danger, l'armée avait acculé le gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan à la démission. Ce pouvoir législatif est consolidé par un soutien sans faille du public. «Il faut garder à l'esprit que 80% de la population lui fait confiance, rappelle Mehmet Ali Birand, journaliste vedette à Kanal D et spécialiste des enjeux militaires. Une partie de la société civile soutient cette influence.»
 
Partage du pouvoir
 
Après l'assassinat en mai dernier d'un juge du Conseil d'Etat au cri de «Allaho Akbar !», des milliers de manifestants avaient scandé dans les rues d'Ankara «Erdogan, assassin !» Le chef de l'état-major de l'époque, Hilmi Özkök, était intervenu publiquement pour féliciter ses concitoyens.
 
L'actualité en Turquie est rythmée par les déclarations des généraux. Mais les interventions de l'armée ne se limitent pas au débat public. En novembre 2005, l'explosion d'une bombe dans une librairie pro-PKK à Semdinli, près de la frontière irakienne, avait fait un mort. Les responsables de l'attentat avaient été pris sur le fait : il s'agissait de deux gendarmes.
 
Un procureur de Van avait réclamé l'ouverture d'une enquête contre le général Büyükanit, commandant de l'armée de terre, et soupçonné de liens avec les deux militaires. Le magistrat, accusé par l'opposition d'agir pour le compte de l'AKP, a été radié. «Concernant les enjeux essentiels, le gouvernement est obligé de partager le pouvoir avec les militaires, résume Umit Cizre. Ils ont toujours le dernier mot sur les sujets sensibles comme Chypre ou les Kurdes.»
 
(*) Ed. L'Harmattan, Paris 2005.