Kurdistan syrien : le front qui fait craindre la contagion

mis à jour le Mercredi 24 janvier 2018 à 18h39

liberation.fr | Luc MATHIEU

L’opération «Rameau d’olivier», lancée samedi par la Turquie contre l’enclave kurde d’Afrin, dans le nord-ouest de la Syrie, détériore un peu plus les relations entre Washington et Moscou.

C’est un nouveau front dans une guerre qui n’en manque pas. Depuis samedi, la Turquie attaque l’enclave kurde d’Afrin, dans le nord de la Syrie. L’offensive, paradoxalement nommée «Rameau d’olivier», mobilise aviation et blindés. Les soldats turcs sont appuyés par des milliers de rebelles syriens. Ils veulent chasser d’Afrin les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG). Aux yeux d’Ankara, ce sont des «terroristes», puisqu’ils sont affiliés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre l’Etat turc depuis trente ans. Mais pour les Occidentaux, les Kurdes du YPG sont des alliés. Ce sont eux qui ont mené les combats contre l’Etat islamique à Raqqa et dans le nord-est syrien. Mardi, les Kurdes ont décrété une «mobilisation générale». «Nous invitons tous les enfants de notre peuple à défendre Afrin», ont indiqué les autorités locales.

Officiellement, il s’agit d’une réponse à la volonté américaine de créer une «force frontalière» dans le nord de la Syrie d’ici deux ans. Celle-ci serait chargée de sécuriser les territoires repris à l’Etat islamique et bénéficierait de l’appui des avions de la coalition internationale. Près de 30 000 hommes la composeraient, issus pour moitié des rangs des Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes du YPG, les autres étant recrutés localement aussi bien côté kurde qu’arabe.

L’initiative, annoncée le 14 janvier, a ulcéré Ankara. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a immédiatement menacé de «tuer dans l’œuf» cette nouvelle force. «L’Amérique a avoué qu’elle était en train de constituer une armée terroriste à nos frontières», a-t-il déclaré le 15 janvier. Cinq jours plus tard, l’offensive était lancée.

Elle était en réalité en germe depuis plusieurs mois. La Turquie refuse absolument que les forces kurdes du YPG puissent unifier leurs territoires et rester déployées le long de sa frontière. C’était déjà pour les en empêcher que l’armée turque était intervenue en Syrie en août 2016. A l’époque, les forces kurdes venaient de chasser l’Etat islamique de la petite ville de Manbij et s’approchaient du poste-frontière de Jarablous. S’ils s’en emparaient, ils auraient alors pu espérer unifier les trois cantons du Rojava, la région kurde qui court de la frontière irakienne, à l’est, jusqu’à Afrin, à l’ouest. Une hypothèse intolérable pour Ankara, qui avait envoyé tanks et forces spéciales en Syrie pour prendre avant les Kurdes le poste-frontière de Jarablous. La même stratégie est aujourd’hui à l’œuvre : Erdogan a prévenu que l’opération actuelle ne se limiterait pas à Afrin, mais se poursuivrait jusqu’à Manbij.

Des trois cantons kurdes, c’est de loin le plus facile à prendre. Les deux autres, Kobané et Jaziré, sont solidement contrôlés par les YPG. Ils abritent aussi environ 2 000 soldats américains, déployés dans six bases. Des forces spéciales occidentales, dont certaines françaises, sont également présentes. A l’inverse, le canton d’Afrin est isolé. Situé entre la ville d’Alep et la frontière turque, il abrite environ 500 000 personnes, dont beaucoup de déplacés qui ont fui les combats entre l’armée syrienne et la rébellion. Il a acquis son autonomie dès 2012 ; le régime de Bachar al-Assad, accaparé par la guerre contre ses opposants, n’était pas en mesure de s’y opposer. Mais il n’est pas un territoire stratégique pour la coalition internationale qui lutte contre l’Etat islamique. Les jihadistes s’étaient installés plus à l’est, autour de Raqqa, et au sud-est, dans la province de Deir el-Zor. L’armée américaine n’a pas envoyé de soldats à Afrin.

Des militaires russes étaient en revanche présents. Début 2016, ils avaient appuyé l’offensive kurde contre la ville de Tall Rifaat, alors contrôlée par des rebelles syriens. Mais cette fois, les Russes ont quitté Afrin à la veille de l’attaque turque. «Nous avons abordé la question de l’intervention avec nos amis russes, nous avons un accord avec eux», a déclaré Erdogan lundi. «La Turquie et la Russie ont effectivement passé un accord. L’idée est que les Turcs ne s’opposent pas à l’offensive du régime syrien et des Russes contre la province rebelle d’Idlib [qui a débuté en novembre]. En échange, la Russie laisse la Turquie lancer son offensive contre Afrin», confirme un spécialiste de la région.

Pour le moins embarrassées. Le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni en urgence et à huis clos lundi mais n’a pas émis de condamnation. «L’appel à la retenue a été, je crois, largement partagé durant la discussion», a estimé l’ambassadeur de France au Conseil de sécurité, François Delattre, à l’issue de la réunion. Cette même demande de «retenue» avait déjà été formulée par la France. L’Union européenne s’est dite, elle, «extrêmement inquiète». La question devait encore être abordée mardi lors d’une réunion organisée à Paris par le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Rex Tillerson. Mais aucune annonce significative n’était attendue, tant Washington a multiplié ces derniers jours les déclarations contradictoires.

Dimanche, le secrétaire américain à la Défense, James Mattis, a reconnu que la Turquie, membre de l’Otan, avait prévenu Washington avant de lancer l’assaut. «Les préoccupations sécuritaires de la Turquie sont légitimes», avait-il alors déclaré. Une position partagée par Tillerson, qui a reconnu «le droit légitime de la Turquie [à se] protéger». Mais les dirigeants américains reviennent peu à peu sur leurs positions. «La violence à Afrin trouble ce qui était jusque-là une zone relativement stable de Syrie», a affirmé mardi le même Tillerson, appelant Ankara à «faire preuve de retenue dans ses opérations militaires, comme dans sa rhétorique». «Cette opération se poursuivra jusqu’à ce que le dernier terroriste soit éliminé», a rétorqué le Premier ministre turc, Binali Yildirim. Libération - mercredi 24 janvier 2018

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Le nationalisme turc étouffe l’opposition

Par Quentin RAVERDY

Pas moins de 90 personnes ont été arrêtées depuis le lancement de l’opération militaire : Erdogan profite du soutien populaire pour museler toute critique.

Au cinquième jour de l’opération «Rameau d’olivier», alors que les forces turques appuyées par les rebelles syriens poursuivent leur avancée contre l’enclave kurde d’Afrin, en Syrie, loin du front, il ne fait pas bon critiquer ce nouvel engagement militaire d’Ankara. Dans un pays où le sentiment nationaliste prédomine plus que jamais et où l’armée est une institution de poids, le pouvoir semble déterminé à ce qu’aucune voix discordante ne vienne saper l’élan patriotique.

Depuis ce week-end, plus de 90 de personnes ont déjà été arrêtées par la police à travers le pays, soupçonnées de faire de la «propagande», via les réseaux sociaux, pour les combattants kurdes des YPG (milices armées du PYD, le Parti de l’union démocratique, accusées par Ankara d’être liées à la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK), qui contrôlent actuellement Afrin.

Parmi les interpellés, entre autres, des journalistes, des activistes de l’Association des droits de l’homme (IHD) qui avait dénoncé l’opération, mais également plusieurs membres du Parti démocratique des peuples, le HDP. La formation d’opposition (gauche, prokurde) avait organisé des manifestations contre l’opération militaire à Istanbul et Diyarbakir, provoquant la colère du chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdogan. Le président turc, qui accuse le HDP d’être la vitrine politique du PKK, a alors promis à ceux qui descendraient dans la rue qu’ils paieraient «un prix lourd». Dans la foulée, les manifestations ont été interdites ou violemment dispersées.

Hormis le HDP, dans les rangs du Parlement de Turquie, «Rameau d’olivier» fait l’unanimité. Et ce même du côté des autres formations d’opposition. L’ancienne ministre de l’Intérieur et rivale directe d’Erdogan pour la présidentielle de 2019 Meral Aksener n’a pas failli à sa ligne nationaliste dure et a ainsi envoyé, sur Twitter, ses prières pour la «glorieuse armée» et les «soldats héroïques» de Turquie. Kemal Kiliçdaroglu, leader de la première force d’opposition, le CHP - un parti social-démocrate traversé par un important courant nationaliste -, a lui aussi apporté son «soutien entier à l’opération». Conseillant même au président Erdogan de ne pas lésiner sur l’emploi des forces aériennes au cours de l’opération. Ce que n’a d’ailleurs pas manqué de souligner Aydin Engin, éditorialiste au quotidien d’opposition Cumhuriyet (proche idéologiquement du CHP), dans l’un des rares articles critiques de l’opération au sein des médias turcs. «Cela sied-il à un social-démocrate de verser dans l’idéologie militariste et d’insister sur le soutien aérien, sans opposition quelconque à la guerre ?» s’interroge-t-il. Et de dénoncer également le jeu du «Reis» («chef») Erdogan, «prêt à jeter tout et tout le monde» dans sa quête de pouvoir.

Tout aussi inquiet, l’éditorialiste Levent Gültekin dénonce, dans une longue chronique pour le site d’information Diken, les contradictions et les ratés de la politique turque en Syrie. Une prise de position qui n’est pas sans risque dans l’actuelle Turquie, précise-t-il en introduction, résigné. Et de conclure : «Le problème n’est pas seulement de se faire lyncher. Le problème, c’est que dire de telles choses, dans un environnement qui s’est plié à l’héroïsme de la majorité politique, ne sert à rien, car personne n’est en état d’écouter une idée contradictoire».