Irak : état des lieux politico-militaires en 2006

Info - 20 marz 2006

 L'intégralité du débat avec Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS.
Zarou : Avec le recul, quel bilan tirez-vous de l'intervention de la coalition américano-britannique en Irak ?

Pierre-Jean Luizard : Le troisième anniversaire de la guerre est particulièrement important, car il coïncide avec la dernière pierre mise à l'édifice institutionnel dans le cadre du processus patronné par les Américains pour la reconstruction d'un Etat irakien.

C'est donc l'heure de vérité, puisque, désormais, il n'y a plus d'échéance électorale ni de référendum à l'horizon. Et nous saurons maintenant très vite si le système patronné par les Américains depuis juillet 2003 est viable ou non.

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A mon avis, ce système a déjà montré qu'il était une impasse à laquelle tous les acteurs présents en Irak, Américains ou Irakiens, semblent confrontés aujourd'hui. Le principal acquis de l'intervention américaine en Irak, à savoir la chute du régime de Saddam Hussein, ne semble pas avoir donné les fruits espérés à Washington : officiellement, il s'agissait de démocratiser le Moyen-Orient avec l'Irak pour modèle.

Trois ans après la guerre du Golfe, il semble manifeste que l'occupation condamne tous les acteurs irakiens, qu'ils soient politiques ou religieux, à s'engager au nom d'intérêts strictement communautaires plutôt que de privilégier la recherche d'un nouveau contrat de coexistence entre Irakiens dans le cadre d'un projet patriotique au-delà des communautés. La spirale communautariste à laquelle nul ne semble aujourd'hui être en mesure de mettre un terme en Irak est probablement directement liée au statut de pays occupé qui est celui de l'Irak et ne résulte pas d'un choix délibéré des Américains.

Nils : Que pensez-vous des appels à un retrait des troupes américaines en Irak ?

Pierre-Jean Luizard : Serait-ce livrer le pays à une guerre civile ou, au contraire, apaiser les tensions ? Si l'on admet que la présence de troupes d'occupation étrangères est le principal combustible à la haine communautaire en Irak, on peut en conclure qu'un retrait américain le plus rapide possible serait la solution la moins dommageable, autant pour les Irakiens que pour les Américains.

Mais il faut reconnaître que le mal est fait, si l'on peut dire, puisque, désormais, la surenchère communautaire concerne la société irakienne elle-même. Aujourd'hui, les Irakiens ont peur les uns des autres et le sang versé, notamment le déchaînement de la haine anti-chiite, rend chaque jour plus difficile le retour à une coexistence entre communautés irakiennes.

Malgré tout, il semble probable que le nouveau Parlement irakien promulguera parmi ses premières résolutions à la majorité des deux tiers une demande de calendrier pour le retrait des troupes étrangères. En effet, les forces politiques favorables à un tel calendrier sont aujourd'hui très largement majoritaires au sein de la nouvelle Assemblée. Si les Américains étaient avisés, ce qui est loin d'être sûr, ils saisiraient la balle au bond et profiteraient de l'occasion pour se désengager du bourbier irakien le plus rapidement possible, tant qu'il en est encore temps.

Otaro : Combien de temps l'occupation va-t-elle encore durer, selon vous ?

Pierre-Jean Luizard : Le piège dans lequel sont tombés Américains et Irakiens qui ont pris part au processus politique interdit toute stabilisation d'un gouvernement suffisamment solide et à la légitimité reconnue pour que la coalition lui remette tous les attributs de la souveraineté et puisse se désengager militairement d'Irak.

Les Américains semblent donc condamnés à devoir rester dans un pays où leur présence divise chaque jour un peu plus la société irakienne. C'est une sorte de cercle vicieux : les Américains ne semblent pouvoir ni partir ni, à court ou moyen terme, bénéficier des conditions nécessaires à un retrait, alors que chaque jour supplémentaire sous statut d'occupation pousse un peu plus la société irakienne vers des divisions difficilement réversibles.

Zorg : La coalition est-elle solide, ou les Etats-Unis et la Grande-Bretagne s'isolent-ils ?

Pierre-Jean Luizard : La coalition, il ne faut pas se le cacher, est une coalition "américaine", c'est-à-dire que les Américains n'ont jamais compté militairement sur d'autres puissances. Même les Britanniques ne sont là que comme soutien politique, éventuellement logistique. L'essentiel de l'occupation est exercé par les troupes américaines, et il y a depuis déjà longtemps un mouvement de défection au sein de la coalition des puissances qui s'étaient au départ ralliées à la coalition.

Si bien que le nombre de pays qui participent aujourd'hui à la coalition a diminué de façon très importante, tandis que, pour pallier les nécessités de la sécurité, les Américains ont recours de façon croissante à une privatisation de cette même sécurité. On trouve aujourd'hui à Bagdad davantage de mercenaires travaillant pour des sociétés privées de sécurité que de soldats de certains pays toujours membres officiellement de la coalition.

Peter33 : On parle beaucoup de l'opposition sunnite/chiite. N'est-ce pas oublier un peu vite la fraction importante kurde qui est aussi partie prenante du futur de l'Irak ?

Pierre-Jean Luizard : La société irakienne est structurellement composée de trois grandes communautés : les chiites, Arabes dans leur immense majorité, qui forment entre 52 et 55 % de la population ; les Arabes sunnites et les Kurdes, sunnites également, formant chacun environ 20 % de cette même population. Ces communautés ne peuvent pas être considérées comme des minorités, parce que chacune d'elles est adossée, au-delà des frontières irakiennes, à des régions où elles sont majoritaires et qu'elles sont porteuses d'un projet politique pour l'ensemble de l'Irak, ce qui n'est pas le cas des minorités (Turkmènes, chrétiens, sabéens et autres).

Le Kurdistan est, dans l'ensemble irakien, la seule région dont l'irakité pose effectivement un problème. Rappelons que les Kurdes ont été rattachés de force au royaume hachémite d'Irak en 1925 par la Société des nations et que, depuis cette date, tous les gouvernements irakiens sans exception leur ont fait la guerre. Cependant, les Kurdes dans le contexte régional actuel n'ont pas d'autre choix que de rester en Irak. Les dirigeants kurdes savent que l'indépendance de la région autonome du Kurdistan est impossible. Malgré tout, ils se sont engagés dans une politique de cavalier seul et de fait accompli qui rend aujourd'hui très difficile un retour du Kurdistan dans le giron irakien.

Il suffit d'aller au Kurdistan d'Irak pour réaliser à quel point les jeunes Kurdes ne savent plus rien de l'Irak, ne parlent souvent plus l'arabe, et il sera très difficile d'envisager un avenir irakien pour des régions qui se vivent déjà dans une quasi-indépendance.

Ufernet : Des partis politiques fédérant à la fois des Kurdes, des sunnites et des chiites comme adhérents, et donc un projet global pour l'Irak, peuvent-ils voir le jour à court ou moyen terme ?

Pierre-Jean Luizard : Historiquement, en Irak, la direction du mouvement patriotique irakien a été assumée par la marja'iyya, c'est-à-dire la direction religieuse chiite. C'est cette direction qui, lors du djihad de 1914-1916 et de la révolution de 1920, a pris la tête du mouvement contre l'occupation britannique et cette direction s'adressait à l'époque à tous les musulmans ainsi qu'aux non-musulmans, au nom d'un projet indépendantiste irakien islamique où toutes les communautés pouvaient se reconnaître.

Dans l'histoire de l'Irak moderne, deux partis ont manifesté l'alliance des différentes communautés dans différents projets politiques : le Parti communiste et le parti Baas. Le Parti communiste a pratiquement disparu de la scène politique au profit du mouvement religieux de retour après un demi-siècle de traversée du désert. Quant au parti Baas, il a été pris en otage par le clan des Takriti, qui en ont fait un parti uniquement sunnite. L'occupation de l'Irak a par ailleurs poussé tous les acteurs irakiens vers des positions communautaristes et, aujourd'hui, il n'existe plus de force politique irakienne qui soit transcommunautaire.

Torgs : Que pensez-vous des accusations d'infiltration iranienne en Irak qui sont fréquentes ces derniers temps depuis les Etats-Unis ?

Pierre-Jean Luizard : Les Américains sont en difficulté en Irak et ils tentent, en accusant l'Iran, de faire diversion par rapport à un échec que tous les Irakiens ainsi que les pays voisins peuvent aujourd'hui mesurer. L'Iran a été depuis la chute du régime de Saddam Hussein un partenaire indispensable pour les Etats-Unis, car sans la bénédiction iranienne, les Américains n'auraient jamais pu engager ce partenariat inavoué avec les chiites d'Irak.

Or les Américains en Irak n'auraient jamais pu se reposer uniquement sur les Kurdes à l'image de ce qu'ils ont pu faire en Afghanistan avec l'Alliance du Nord, et la politique iranienne en Irak a permis, malgré l'impasse actuelle, aux Américains de terminer cette troisième année d'occupation sans être confrontés à un mouvement insurrectionnel généralisé, du moins dans la partie arabe du pays.

L'accusation américaine d'infiltration iranienne en Irak fait partie du rapport de force que Washington tente d'instaurer avec Téhéran, qui tournait autour de la question du nucléaire, mais désormais, il y a visiblement la tentation aux Etats-Unis de faire porter sur l'Iran la responsabilité de l'échec d'un processus que les Iraniens ont au contraire tout fait pour soutenir jusqu'à présent.

Bonz3 : Qu'en est-il du rôle exact de la Syrie dans le chaos régnant en Irak ?

Pierre-Jean Luizard : Le chaos qui règne aujourd'hui en Irak est dû à des causes endogènes et est directement redevable de la situation d'occupation du pays. Chercher ailleurs des raisons à l'échec américain en Irak est évidemment une tentation récurrente à Washington, mais si les accusations américaines envers l'Iran semblent infondées, même si les Iraniens peuvent profiter des difficultés américaines en Irak pour alléger la pression à leur égard, en ce qui concerne la Syrie, ces accusations sont certainement encore moins fondées, tant il est vrai que Damas a peu de vecteurs d'influence en Irak.

Aujourd'hui, le régime syrien se sent assiégé et il ne fera rien qui pourrait accréditer les accusations américaines portées contre lui. Il suffit de se rendre vers les zones frontalières en Syrie pour réaliser la véritable paranoïa qui s'est emparée du régime syrien dans la crainte qu'une preuve puisse être exhibée par Washington d'une implication de Damas dans les troubles que connaît l'Irak actuellement : les zones frontalières sont totalement bouclées par l'armée et la police, et le moindre étranger, surtout s'il est arabe, est immédiatement interpellé.

Tolstoi : Les Américains ont-ils mis la main sur le pétrole irakien et fait signer des contrats leur donnant l'expoitation des puits ?

Pierre-Jean Luizard : Contrairement à ce que l'on a beaucoup dit, le pétrole n'était pas la cause essentielle motivant la guerre de 2003.
Les Américains bénéficiaient dans les années 1990, avec un régime de Saddam Hussein vaincu et soumis à l'embargo, d'une situation idéale d'un point de vue pétrolier : sans être en première ligne ni à avoir à assumer le coût politique et militaire d'une occupation, ils avaient le contrôle indirect des deuxièmes ressources de pétrole du monde par une instrumentalisation des résolutions de l'ONU, et notamment de celle connue sous le nom de "pétrole contre nourriture".

La situation qui prévaut depuis la chute de Saddam Hussein n'a pas permis un redémarrage de l'industrie pétrolière irakienne. L'insécurité régnante rend le coût du pétrole irakien prohibitif, et les sociétés américaines, pour la plupart, ne se sont pas engagées sur un terrain aussi miné, où personne ne semble en mesure d'assurer la sécurité de leurs employés.

En revanche, le pétrole vient exacerber les tensions intercommunautaires, puisque dans le contexte de surenchère communautaire actuel, les chiites et les Kurdes revendiquent à leur seul profit le bénéfice de l'exploitation de tout nouveau gisement découvert, comme la nouvelle Constitution leur en donne le droit. Par ailleurs, le pétrole du Nord se trouve dans des régions mixtes, à la fois arabes, kurdes, turkmènes, sunnites et chiites, ce qui rend irréalisable toute perspective de tracé d'une frontière ethnique entre un Irak arabe et un Kurdistan autonome.

L'abcès de fixation que constitue la ville pétrolière de Kirkouk, revendiquée à la fois par les Kurdes, les chiites, les Arabes sunnites et les Turkmènes, symbolise l'impasse que pourrait constituer un projet de partition de l'Irak sur des bases communautaires, ethniques et confessionnelles.

Tolstoi : Comment expliquez-vous que les Américians n'aient pas pu capturer Zarkaoui ?

Pierre-Jean Luizard : Les Américains aujourd'hui en Irak n'ont plus la maîtrise du terrain. Ce fait est une réalité depuis maintenant près de deux ans. On a vu un processus croissant de prise du pouvoir localement par des milices liées à des partis politiques ou liées à la guérilla antiaméricaine.

La zone arabe sunnite est depuis la chute du r&eacte;gime de Saddam Hussein un sanctuaire pour les combattants étrangers liés à Al-Qaida, même si des divergences et des divisions sont apparues récemment au sujet de la stratégie de la terre brûlée que semble avoir retenue Zarkaoui. Cependant, le désespoir des Arabes sunnites, qui n'accepteront jamais ce qui semble être leur sort de façon inéluctable dans le cadre du processus actuel, à savoir celui d'une minorité sans pouvoirs et sans richesses, continue à assurer à Zarkaoui non seulement une liberté de manœuvre, mais une base logistique qui ne se dément pas.

Rappelons qu'à ce jour, plus de 650 kamikazes sont morts en Irak, la plupart dans des attentats contre les chiites, et que l'immense majorité de ces kamikazes sont des Irakiens. Zarkaoui dispose donc encore d'une base en Irak, et il en sera ainsi tant que l'occupation durera.

Chat modéré par Nabil Wakim