«Insulte à la nation turque» : procès à Istanbul

L'écrivain turc Orhan Pamuk est accusé d'avoir reconnu le génocide arménien.

InfoPar Marc SEMO - vendredi 16 décembre 2005
Istanbul envoyé spécial

le chef d'inculpation est lourd : «insulte à la nation turque», un délit passible de six mois à trois ans de prison. L'écrivain turc Orhan Pamuk, 53 ans, est poursuivi pour avoir déclaré à un journal suisse : «1 million d'Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres mais personne d'autre que moi n'ose le dire.»

Le procès qui devrait s'ouvrir ce vendredi à Istanbul suscite d'autant plus de protestations, dans l'opinion libérale turque comme à Bruxelles, qu'Ankara a entamé, le 4 octobre, les négociations d'adhésion à l'Union européenne. Une délégation de cinq eurodéputés doit assister à la première audience qui pourrait être renvoyée, car la cour d'Istanbul, chargée du dossier, a estimé qu'elle ne pouvait continuer ces poursuites que sur injonction du gouvernement. Les islamistes modérés au pouvoir (AKP) de Recep Tayyip Erdogan, qui ont fait de l'Europe leur priorité stratégique, ne cachent pas leur embarras.

Ire nationaliste. «Je suis un écrivain et il est humiliant de vivre dans un pays où un tel sujet reste un tabou qui ne peut être discuté», confie l'auteur du Livre noir. Ces propos, tenus en février au Tagesanzeiger, avaient, outre la procédure judiciaire, déclenché l'ire des milieux nationalistes qui n'ont pas hésité à menacer «le traître». Pamuk avait alors préféré quitter pour quelques mois son domicile stambouliote. Par excès de zèle, un sous-préfet avait même, alors, ordonné la saisie et la destruction de ses livres, mais la décision fut cassée. Et, si le tabou sur les massacres d'Arméniens pendant la Première Guerre mondiale commence à se fissurer en Turquie, comme en témoigne la tenue en septembre d'une première conférence sur ce thème à Istanbul, la procédure judiciaire a continué à suivre son cours.

«Depuis le célèbre poète Nazim Hikmet, dans les années 30, jusqu'à Orhan Pamuk, aujourd'hui, les autorités turques ont poursuivi et emprisonné les plus grands écrivains du pays», dénonce Holly Carter, responsable régional de Human Rights Watch, soulignant la nécessité d'«une claire et forte déclaration des juges pour montrer que ces temps sont bien finis». L'inquiétude est d'autant plus forte que Pamuk est poursuivi au titre de l'article 301 du nouveau code pénal, élaboré avec les encouragements des Européens et censé être plus libéral que le précédent. Il l'est sur de nombreux points, mais les députés de l'AKP ont conservé et même aggravé certaines dispositions en matière de liberté d'expression et de droit de la presse, dont celle qui pénalise «les insultes à la Turquie, à la République, aux institutions et aux organes de l'Etat». Le musicien Zulfu Livanelli, député de gauche, a déposé une motion au Parlement pour un amendement de cet article «liberticide», dont Bruxelles, comme les organisations turques de défense des droits de l'homme, demande l'abrogation.

Sans réelle conviction. La requête des juges d'une injonction gouvernementale va obliger Erdogan à prendre enfin une position claire. S'il a critiqué publiquement le conservatisme de certains juges, il affirmait pourtant ne pouvoir interférer avec la justice. «Les prisons européennes seraient pleines de journalistes si nous appliquions ces lois en vigueur en Turquie», a dénoncé à la télévision turque NTV le commissaire à l'Elargissement, Olli Rehn, soulignant l'impatience de Bruxelles face à ces ratés du processus de réformes. Pamuk a, quant à lui, enfoncé le clou dans le Times de Londres, dénonçant la «trop grande prudence» d'Ankara «face à la vieille garde nationaliste et répressive» : «Des réformes ont été faites en matière de liberté d'expression, mais on peut avoir l'impression parfois qu'elles ont été menées pour la forme et sans réelle conviction.»

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