Grup Yorum, le collectif de musique qui tient tête à Erdogan

mis à jour le Mardi 26 mai 2020 à 16h39

Télérama | Par Anne Berthod | Publié le 24/05/2020.

Résistance 

Depuis trente-cinq ans, le collectif stambouliote remet les musiques traditionnelles d’Anatolie à la mode et s’est imposé comme une vraie force d’opposition aux gouvernements successifs. Emprisonnés par la police de Recep Tayyip Erdogan, deux de ses membres sont morts tout récemment à l’issue d’une grève de la faim.

Ce 28 juin 2015, l’après-midi est électrique dans la banlieue stambouliote de Barkiköy. Au terme d’un long bras de fer judiciaire, le groupe contestataire Grup Yorum a obtenu in extremis l’autorisation de célébrer ses trente ans de scène et des milliers de fans turcs ont fait le déplacement. Mieux vaut néanmoins éviter de provoquer les autorités, que tous savent expertes dans l’art de doucher les enthousiasmes révolutionnaires à coups de lances à eau. Alors, en attendant le début du concert, prévu dans le grand bazar, ils se sont fondus dans la foule des ruelles adjacentes.

Quand Grup Yorum déboule en début de soirée, avec un orchestre symphonique et un bataillon de choristes à bérets et foulards rouges, la foule laisse enfin exploser sa joie. Trois ans après la répression sanglante des manifestants de parc Gezi, les slogans antifascistes fusent sur fond de chants libertaires. Joan Baez se joint à eux et se voit offrir une guitare à moitié détruite (voir la vidéo ci-dessous), relique d’un récent raid policier contre leur quartier général, que la chanteuse américaine brandit en guise de soutien…

Joan Baez with Grup Yorum in İstanbul : https://youtu.be/87KTZ5TPqpM

Cinq ans plus tard, le groupe compte toujours de nombreux soutiens à l’étranger et ne désarme pas. Néanmoins il accuse le coup, affaibli par les arrestations en série et la disparition, il y a quelques semaines, de deux de ses membres : la chanteuse Helin Bölek, 28 ans, et le guitariste Ibrahim Gökcek, 41 ans, faisaient partie des prisonniers politiques les plus célèbres de Turquie. Arrêtés en février 2019, les deux activistes kurdes avaient entamé une grève de la faim en juin, pour réclamer la levée de l’interdiction de leurs concerts, la libération de tous les membres du groupe et la fin d’un harcèlement policier et judiciaire devenu systématique. Ils ont jeûné jusqu’à la mort, le 3 avril dernier pour l’une, et le 7 mai pour l’autre.

« Nous étions cinq membres du groupe à faire la grève de la faim. Quand Helin et Ibé ont décidé d’aller jusqu’au bout, les trois autres se sont arrêtés, mais tant que nous n’aurons pas obtenu gain de cause, le combat continuera », prévient d’emblée le percussionniste Baris Yüksel, contacté par téléphone à Istanbul, où il vit dans la semi-clandestinité. Lui n’a rejoint le groupe qu’en 2016, pour en reconstituer les rangs décimés. Mais comme les soixante-dix musiciens qui y ont défilé en trente-cinq ans, il a fait sienne l’idéologie marxiste-léniniste historique de ses fondateurs.

Musique révolutionnaire

En 1985, la junte militaire issue du coup d’État de 1980 réprime en effet durement les mouvements de gauche. Quatre étudiants prennent alors la plume et le micro, pour dénoncer les exactions du pouvoir et défendre les classes populaires opprimées – yorum signifie « commentaire » en turc. Décidés à représenter tous les peuples d’Anatolie, ils chantent principalement en turc, mais écrivent aussi des textes dans la langue des minorités opprimées. Le massacre par arme chimique de Halabja (1988), ville du Kurdistan iranien, leur inspire notamment leurs premières chansons en kurde, dont l’usage ne sera toléré qu’au début des années 1990 et leur vaudra leurs premières arrestations…

Par la suite, ils vont gorger leur musique « révolutionnaire » de toutes sortes d’injustices : la pauvreté, la faim, l’exploitation des travailleurs ou encore la catastrophe minière de Soma, qui fit trois cents victimes en 2014. « Nous pensons que le capitalisme est en train de transformer le monde en un bain de sang et que seul le socialisme pourra sauver le peuple : nous le disons dans nos chansons, mais aussi dans les manifestations », nous rappelle Baris Yüksel. Déjà dans le collimateur du pouvoir, la formation voit les représailles se durcir en 2000, quand elle dédie une chanson à des militants du Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), considéré comme une organisation terroriste par l’Union européenne et les États-Unis. « Nous étions simplement solidaires de personnes incarcérées qui faisaient la grève de la faim contre la réforme des prisons, mais le gouvernement nous a mis dans le même sac. »

Bête noire des gouvernements

Depuis, les annulations de concerts, les perquisitions du centre culturel d’Idil (onze en deux ans !), leur quartier général à Istanbul, les destructions d’instruments systématiques, les arrestations arbitraires, les procès et campagnes de diffamation sont devenus le quotidien d’une formation musicale érigée en force de l’opposition aux gouvernements successifs. Cet acharnement a encore dégénéré après le putsch raté de 2016 contre le régime d’Erdogan, qui a réagi avec la démesure que l’on sait contre tous les intellectuels du pays. « Un matin de 2018, nous avons découvert au réveil que le ministère de l’Intérieur avait inscrit tous nos membres sur la liste des terroristes. Helin Bölek a été jetée en prison. Avec Ibrahim Gökcek et quelques autres, nous nous sommes cachés un temps dans un studio secret au sein de notre centre culturel. Mais ils ont fini par nous débusquer... »

Grup Yorum, pourtant, n’a jamais cessé de chanter : en Turquie, où son dernier concert remonte à 2019, le groupe d’une vingtaine de membres a sans cesse renouvelé ses troupes, répondant à chaque exaction par une nouvelle chanson (vingt-trois albums au total), se produisant sur Internet, sur les toits des bidonvilles ou sur des camions. Un groupe parallèle a même été formé en Europe avec des Turcs de la diaspora. Accommodé à la sauce hip-hop ou symphonique, leur mélange improbable de chants traditionnels et d’hymnes protestataires ne parle guère au public non turc, mais continue ainsi d’alimenter la légende.

Ce n’est pas un hasard si la police turque est venu voler la dépouille d’Ibrahim Gökcek en pleine veillée funèbre, dispersant la procession à coups de gaz lacrymogènes : alors que le procès de son épouse Sultan Gökcek, membre du groupe (elle n’a pas été autorisée à sortir de prison pour assister à l’enterrement), a commencé cette semaine, Grup Yorum compte sur ses « martyrs » pour entretenir la flamme révolutionnaire.