Gesticulations militaires à la frontière


8 juin 2007

Vendredi, l’état-major turc a jugé utile de monter au créneau du «terrorisme» kurde, réaffirmant le droit de poursuite «inaliénable» d’Ankara et sa «détermination inébranlable» en la matière. Mercredi, la Turquie avait décrété plusieurs «zones de sécurité temporaires» (du 9 juin au 9 septembre) dans trois provinces limitrophes de la frontière irakienne. Ce ne serait pas la première fois que des soldats turcs enjamberaient celle-ci pour donner la chasse aux séparatistes kurdes repliés dans leurs bases du nord de l’Irak. Mais cette fois, Ankara met la pression diplomatique sur Bagdad et Washington, l’armée turque sonnant la mobilisation générale après avoir renforcé ses troupes à la frontière irakienne. Des manœuvres en forme de répétition pourraient préfigurer un assaut lancé à partir des fameuses zones de sécurité.

L'interview de Kendal Nezan
Directeur de l'Institut kurde à Paris


«Les Américains ne peuvent pas tolérer qu’il y ait une intervention qui provoque la déstabilisation du Kurdistan irakien parce que l’ensemble Irak arabe est déjà à feu et à sang...»

Certains médias turcs suggèrent que les «zones de sécurité temporaires» pourraient être interdites de survol commercial, le temps d’une opération militaire qui verrait le bouclage des provinces de Sirnak et d’Hakkari, frontalières avec l’Irak, et de Siirt, plus au nord, qui ont par le passé connu des combats entre soldats turcs et rebelles kurdes se réclamant ou non du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). En tout cas, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a en quelque sorte pris les devants en indiquant que si le gouvernement est amené à «prendre une mesure transfrontalière, il la négociera avec les forces de sécurité et la présentera au Parlement» fort occupé en ce moment par la campagne électorale des législatives du 22 juillet. Des renforts en effectifs et en matériel sont déjà sur place et les mouvements de troupes ne sont pas passés inaperçus dans la région autonome du Kurdistan irakien de Massoud Barzani.


Des exercices militaires ont lieu dans la province turque de Sirnak, à quelque 50 km de la frontière irakienne. (Photo : Reuters)

Barzani : «une attaque contre la souveraineté irakienne»

Qualifié de «chef de tribu» par le Premier ministre turc, Massoud Barzani s’est ému jeudi de ces bruits de bottes assourdissants qui accompagnent les appels pressants lancés par Ankara à Washington et à Bagdad pour qu’ils l’aident à neutraliser le PKK. «Une invasion turque constituerait une attaque contre la souveraineté irakienne avant d'être une attaque contre les Kurdes», réplique Barzani, fort de la marge de manœuvre laissée aux Kurdes irakiens. Ceux-ci sont en effet représentés au plus haut niveau du semblant d’Etat irakien présidé par le Kurde Jalal Talabani. Il est vrai aussi que le Kurdistan pétrolier fait figure d’exception dans le chaos irakien et que l’entrée en scène de l’armée turque ne ferait guère l’affaire des Etats-Unis. Ceux-ci ont inscrit le PKK sur leurs listes d’organisations terroristes. Mais ils répugneraient à voir une opération transfrontalière ruiner un peu plus leur édifice irakien.

La déclaration de guerre de George Bush à Bagdad en 2003 et la chute de Saddam Hussein qui s’est ensuivie avait vu Ankara trépigner d’impatience à l’idée d’entrer en Irak régler un compte militaire définitif aux séparatistes kurdes du sud-est anatolien. Depuis toujours, ces derniers trouvent en effet un abri naturel dans les montagnes du nord irakien. Mais la Turquie a dû ronger son frein. Compte tenu de l’allégeance et de la bonne tenue des territoires autonomes du Kurdistan irakien, Washington s’est efforcé de retenir le bras de son obligé turc, fermant les yeux toutefois sur les quelque 1 500 soldats turcs qui quadrillent les rochers escarpés de la frontière, s’enfonçant à quelques kilomètres de profondeur à l’intérieur de l’Irak.

Dialogue de sourds

Depuis 1984, le conflit a déjà fait plus de 37 000 morts côté turc. Et, si elle conforte Washington, la prospérité kurde côté irakien, est plutôt de nature à inquiéter Ankara, soucieuse de contenir d’éventuels effets de contagion. Pour sa part, le chef du Kurdistan autonome, Barzani, rejette bien sûr la solution militaire que préconise Ankara. La diplomatie turque lui propose en effet de faire «des pas en direction du dialogue», tout en lui demandant d’engager au préalable «des actions sérieuses contre les terroristes du PKK», comme le répète le porte-parole du ministère des Affaires étrangères turc, Levent Bilman. En clair : frapper d’abord et discuter ensuite, mais aussi donner des gages de bonne volonté à Ankara qui soupçonne les Kurdes irakiens de protéger, voire de soutenir activement les Kurdes turcs. Un dialogue de sourds qui menace de se prolonger, le président irakien, Jalal Talabani, suggérant que «le comité tripartite formé des Etats-Unis, de la Turquie et de l'Irak traite cette question» de manière négociée.

Selon Ankara, quelque 3 500 combattants du PKK seraient basés en Irak et 1 500 en Turquie. Au milieu des années 1990, des opérations turques d'envergure lancées par delà la frontière irakienne ne les avaient nullement délogés. Un cessez-le-feu décrété en octobre 2006 a vu les séparatistes relancer l’offensive au printemps 2007. L’armée turque avait vivement répliqué, en avril dernier. Mais jusqu’à aujourd’hui, embuscades et attentats se multiplient. Ils ont fait huit morts en mai dans un centre commercial d’Ankara. 7 gendarmes ont été tués lundi dans la province de Tunceli, à l’est, et 5 militaires ce vendredi par une mine actionnée à distance, sur une route de l’Est. De fait, la question kurde est un thème électoral en Turquie, sous l’angle sécuritaire surtout. C’est aussi une question diplomatique.

Comme l’indiquait récemment le secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, espérant «qu’il n'y aura pas d'action militaire unilatérale», Washington sait bien que «les Turcs ont un problème avec le terrorisme kurde» mais estime prudent de les «aider à juguler ce problème sur leur propre sol». En attendant une éventuelle opération militaire qui dépasse en amplitude les incursions habituelles, Ankara fait monter les enchères. Et pour la valider, il faudrait que le Parlement tienne une session extraordinaire avant les législatives de juillet.