Gérard Chaliand, écrivain-voyageur, poète, aventurier, spécialiste des guerres et de géostratégie, est mort

mis à jour le Mercredi 20 août 2025 à 22h48

Le Monde.fr | 20/08/2025

Auteur d’une quarantaine de livres, le géopolitologue, chroniqueur de la seconde moitié du XXᵉ siècle et du premier quart du XXIᵉ, s’est éteint le 20 août, à l’âge de 91 ans.

Dernière visite à l’hôpital, ce printemps, à Paris. Regard droit, amaigri, port altier, bonnet de laine enfoncé sur son crâne chauve de bonze savant, il cite quelques vers libres tout récemment écrits : « Ma vie touche à sa fin/ Je suis serein/ Presque détaché/ Nul besoin d’être stoïque/ Je ne souffre pas/ Je décline. » Cette vie, Gérard Chaliand – mort le 20 août, à 91 ans, à Paris – l’a remplie comme personne : voyageur et professeur, poète et polémologue, auteur-traducteur, stratège et militant.

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Homme libre, avant tout. Il ne dépendait d’aucune institution, d’aucun corps de métier. Il avait acheté, au prix d’une austérité de moine-soldat, cette possibilité de faire ce qu’il aimait le plus : partir – ayant lu tous les livres, ou presque. De retour dans son studio du 13e arrondissement, il s’installait à gauche de la porte d’entrée et se mettait au travail debout derrière son écritoire. Combien de livres ? Pas loin d’une quarantaine. On en oublie sûrement, tant était vaste le champ de ses curiosités : traités de spécialiste ès guérillas ; manuels de décolonisation ; vastes synthèses de géopolitique ; conteur de civilisations disparues ; confectionneur d’atlas ; poète de l’amour et des grands espaces ; écrivain-voyageur ; traducteur de poésies kurdes. En France, aux Etats-Unis, en Asie, au Moyen-Orient, il a enseigné dans les plus grandes universités.

Il avait raté son bac. Mais il n’a pas laissé filer le train de la vie. Né, en 1934, dans une famille aimée, il quitte la maison à 18 ans pour l’Algérie, première étape d’une bourlingue qui n’allait plus s’arrêter. De retour en France, il étudie à l’Ecole nationale des langues orientales vivantes – aujourd’hui Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – et à l’université Paris-Descartes – aujourd’hui Paris Cité, après la fusion avec Paris-Diderot. Le recalé d’études secondaires finira « docteur » des universités. L’heure est à la décolonisation. Les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine s’émancipent. Chaliand est partout, familier des maquis, compagnon de guérilla, étudiant les conflits asymétriques. Domicile ? Les rizières du Vietnam, les forêts de Guinée-Bissau, les îles du Cap-Vert, ailleurs encore.

« Politiquement pertinent, pas politiquement correct »

Il a visité tous les points chauds de la guerre froide. Sympathisant des damnés de la terre, il publie souvent chez François Maspero, éditeur parisien d’une gauche socialo-tiers-mondiste généreuse et ouverte sur le Grand Sud. Chaliand ne théorise pas, il détaille les éléments qui font, dans la lutte anticoloniale ou au Vietnam, les succès et les échecs de la guerre asymétrique. Cela n’en fait pas un idéologue. Au contraire. Solidaire des révoltés, il se méfie du révolutionnarisme. Trop de luttes, libératrices, du tiers-monde, observe-t-il, débouchent sur des tyrannies kleptocrates. De cette observation impavide, il tire un livre majeur – qui sera aussi sa thèse de doctorat –, Mythes révolutionnaires du tiers-monde : guérillas et socialisme (Le Seuil, 1977).

Le compagnon de route Chaliand n’est pas dupe de ce que cachent les slogans lyrico-révolutionnaires – trop souvent, des dictatures pures et simples. Son travail d’observateur est d’être « politiquement pertinent, pas politiquement correct », dit-il. A Paris, notamment, Chaliand dégrise une partie de la gauche, sa famille. Chroniqueur de la seconde moitié du XXsiècle, il en rapporte une défiance naturelle pour les « ismes ». En vers libres, il s’interroge : « Que valait-il mieux/ Les niaiseries des rêves de jeunesse fraîche comme un corps lisse/ Ou le savoir amer de la connaissance glanée sur le terrain ? »

Pourquoi ce choix de vie, ce tropisme pour les gueux en armes ? Au départ, l’engagement, bien sûr, au service de la lutte anticoloniale. L’exotisme aussi, sans doute – même s’il s’en serait défendu –, l’attirance pour d’autres civilisations que la nôtre, assurément. Il y a plus. Il y a « la partie immergée de [son] histoire », sa famille originaire de Turquie et victime du génocide arménien – cet héritage enfoui dans la Mémoire de ma mémoire, titre du livre (Julliard, 2003) qu’il consacre au massacre de ses grands-parents. L’horreur décrite au scalpel. Tout est dit sobrement, mais consigné pour l’histoire.

Ni ce passé omniprésent ni l’objet de ses recherches – la guerre – n’altèrent chez lui une robuste joie de vivre. A chacune des grandes étapes de cette existence, une compagne aimée partage sa passion de l’aventure – la sociologue Juliette Minces, les écrivaines Kim Lefèvre et Sophie Mousset. Il eut deux fils et nombre d’amis à la fidélité sans faille.

Défenseur des Kurdes

Chaliand n’ignore pas que des supplétifs kurdes ont parfois joué un rôle dans les massacres des Arméniens. Pourtant, il va se consacrer à la défense des Kurdes. Répartie sur quatre pays (Irak, Iran, Syrie, Turquie), cette minorité nationale est l’une des plus nombreuses (plus de 30 millions de personnes) au monde à être privée d’Etat. Au début des années 1980, il participe avec Pierre Vidal-Naquet et Maxime Rodinson, notamment, à la création de l’Institut kurde de Paris (IKP). Sous la houlette de son directeur, Kendal Nezan, l’IKP joue toujours un rôle-clé : musée vivant de la culture kurde et point de contact pour diplomates et politiques de la région. Chaliand rassemble aussi une Anthologie de la poésie populaire kurde (L’Aube, 1997) et enseigne, des années durant, dans une des universités du Kurdistan d’Irak.

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De l’éclatement de l’URSS à la guerre russo-ukrainienne d’aujourd’hui, celui qui a chroniqué la seconde moitié du XXe siècle s’attaque à ce premier quart du XXIe. C’est à nouveau une série de livres sur les guerres de l’Amérique, le terrorisme islamiste, puis l’avènement d’un acteur qui bouleverse tout, la Chine. Le vieux routard de la guerre froide ne gamberge pas naïvement sur nombre des illusions à la mode nées au lendemain de la chute du mur de Berlin. Il ne croit guère à la paix entre les nations par la grâce de la globalisation économique et d’une libéralisation politique universelle. Il chronique l’histoire d’une Amérique qui, sous le choc du terrorisme, va se perdre dans des guerres lointaines, infidèle à ses propres principes. Il tire le portrait d’un Occident vieillissant, sur le retrait, soumis à la concurrence d’une Chine conquérante – et qui ne croit qu’aux rapports de force.

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Entre les drames, et pour les dépasser, il y avait l’aventure, les voyages-expéditions sur La Boudeuse, le trois-mâts de son ami Patrice Franceschi. Il y avait aussi ses recueils de poésie. Car, autant – sinon plus – que le reste, les mots, la langue, les langues ont été le territoire de cet homme sans frontières.

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Gérard Chaliand en quelques dates

  • 15 février 1934 Naissance à Etterbeek (Belgique)
  • 1952 Premier voyage, à 18 ans, en Algérie
  • 1959 La Marche têtue (Gallimard), poésies
  • 2011 La Pointe du couteau (Robert Laffont), premier tome de Mémoires
  • 2015 Cavalier seul (L’Aube), réédition bilingue (anglais-français) de trois recueils de poésies
  • 2022 Le Savoir de la peau (L’Archipel), second tome de Mémoires
  • 20 août 2025 Mort à Paris