Faut-il aider la Turquie?

Image vendredi 14 février 2003

Par Kendal NEZAN

L'armée turque a prévu de mobiliser 80 000 hommes pour occuper tous les territoires irakiens situés au nord du 36e parallèle, soit le Kurdistan autonome.

L'Europe devrait prévenir Ankara qu'une invasion du Kurdistan irakien sonnerait définitivement le glas de ses ambitions d'adhésion européenne.econnaissons à Saddam Hussein au moins une qualité : sa diabolique habileté tactique à diviser ses adversaires qui reste l'une des clés de l'exceptionnelle longévité de son régime.

Voici donc le Conseil de sécurité de l'ONU, qui affichait il y a encore à peine deux mois une belle unanimité, écartelé aujourd'hui entre des alliés de longue date qui s'entre-déchirent tandis que l'Europe assiste impuissante à l'éclatement de sa fragile unité et se trouve réduite à ce qu'elle prétendait ne plus être : une simple zone de libre-échange.

Le tyran de Bagdad doit boire du petit-lait à voir le spectacle des joutes épiques entre le vieux couple franco-allemand, dans le rôle de chevaliers de la Vertu, défenseurs intransigeants du Droit, et l'empire américain dans celui de cow-boys justiciers invoquant la morale pour secourir la population martyrisée de Mésopotamie et désarmer les hors-la-loi. La plus grande satisfaction pour son ego démesuré sera probablement d'avoir réussi ce que, hormis la contestation solitaire du général de Gaulle, personne avant lui n'était parvenu à faire : diviser la toute-puissante Otan et provoquer une crise existentielle au sein de cette alliance vieille d'un demi-siècle qui fut tant redoutée aux beaux jours de la guerre froide.

La France et ses alliés du «front du refus» ont eu raison d'opposer leur veto à la demande d'aide de la Turquie inspirée par Washington. Celle-ci n'est pas menacée par l'Irak, qui a d'autres chats à fouetter et qui a été depuis trente ans son principal partenaire commercial au Proche-Orient. En fait, c'est Ankara qui fait allégrement fi des sentiments antiguerre de la quasi-totalité de sa population et se prépare depuis des mois à envahir l'Irak. Selon les plans discutés début février entre les chefs militaires turcs et américains, l'armée turque va mobiliser une force expéditionnaire de 80 000 hommes, appuyée par des centaines de chars, d'avions et d'hélicoptères pour occuper tous les territoires irakiens situés au nord du 36e parallèle, c'est-à-dire le Kurdistan autonome.

Les Turcs déclarent refuser catégoriquement d'être enrôlés dans une coalition multilatérale ou soumis au commandement américain. Ils veulent agir pour leur propre compte, pour «la défense de leurs intérêts nationaux» qui ne sont pas difficiles à imaginer : écraser les institutions autonomes de la démocratie naissante kurde ; et assujettir la population kurde qui, après tant d'épreuves et de malheurs, a réussi à reconstruire son pays dévasté.

Outrés, les dirigeants kurdes ont déjà fait savoir aussi bien à Washington qu'à Paris, Berlin et Bruxelles qu'ils s'opposeraient par tous les moyens, y compris par la résistance armée, à la mainmise turque sur leur pays. Leur voix sera-t-elle entendue en cette période agitée dominée par les bruits de bottes des uns et le tintamarre des manoeuvres diplomatiques des autres ? Seront-ils, une fois de plus, sacrifiés sur l'autel des calculs froids et cyniques de grandes puissances d'hier et d'aujourd'hui comme aux lendemains de la Première Guerre mondiale et de la guerre du Golfe ?

La «vieille Europe», qui n'a assurément plus les moyens de peser seule sur les affaires du monde, pourrait encore, du moins, ose-t-on l'espérer, exercer un certain contrôle sur l'utilisation de ses propres ressources militaires et financières. Ce n'est pas à elle de protéger les arrières d'une armée turque se lançant dans des aventures extérieures et se livrant à son exercice favori : casser du Kurde. L'Europe ne devrait pas non plus gaspiller l'argent de ses contribuables pour subventionner l'économie en faillite d'une Turquie qui consacre cependant 5,14 % de son PIB et la part du lion de son budget à entretenir la deuxième armée de l'Otan après celle des Etats-Unis. Elle devrait, dès à présent, prévenir Ankara qu'une invasion du Kurdistan irakien, s'ajoutant à l'occupation du nord de Chypre depuis près de trente ans, sonnerait définitivement le glas de ses ambitions d'adhésion européenne. Une telle invasion risquerait d'ailleurs de provoquer une intervention militaire iranienne et entraîner l'Otan dans un conflit avec l'Iran, ce qui probablement ne déplairait pas aux faucons du Pentagone.

Au point où en sont les choses, la seule façon d'éviter une catastrophe humanitaire majeure dans une région déjà fort éprouvée serait que de Paris à Washington en passant par Moscou, Berlin et Londres, tous ceux qui ont armé, conseillé, financé la monstrueuse dictature de Saddam Hussein et contribué à son maintien s'unissent pour parler d'une même voix, agir ensemble afin de déloger de gré ou de force le Frankenstein qu'ils ont créé et qui les manipule aujourd'hui.

Les jeux politiques consistant à maintenir, sous des prétextes de Droit ou de paix ce régime sanguinaire, exaspèrent la population irakienne car ils le privent de tout avenir. Elle n'a pas le souvenir que ce fameux Droit international fut invoqué ni lors de l'invasion de l'Iran par l'armée irakienne ni lors du gazage des Kurdes à Halabja. Les promesses de libération de Washington, non assorties d'un projet précis pour la période d'après-Saddam, déjà peu convaincantes en raison de l'expérience malheureuse de manquements successifs des Américains à leur parole, perdraient toute crédibilité si ces derniers, par cynisme ou par des considérations militaires, concrétisaient leur projet insensé de sous-traiter à l'armée turque la libération du Kurdistan irakien !

La dictature de Saddam Hussein, en trente-cinq ans d'existence, par ses guerres du Kurdistan, d'Iran, du Koweït et leurs conséquences a déjà fait près de deux millions de morts. Les Irakiens ruinés, à bout, pourraient accepter quelques milliers de sacrifices de plus si une action concertée, prophylactique, sous l'égide de l'ONU, au nom du droit d'ingérence ou de devoir de service après-vente de la Realpolitik, ou de tout autre concept à inventer, excluant toute ingérence des Etats voisins, devait enfin leur assurer un avenir de paix et de liberté.