Eutelsat accusé de bloquer des télévisions kurdes

mis à jour le Samedi 12 novembre 2016 à 16h20

Lemonde.fr | Par Dominique Gallois

Depuis plus d’un mois, la France se trouve mêlée à l’offensive sans précédent de la Turquie d’Erdogan contre les médias. A la demande d’Ankara, l’opérateur français de satellites Eutelsat a fait suspendre la diffusion de deux chaînes de télévision Med Nuçe TV et Newroz TV.

Ces chaînes kurdes ont alors saisi en référé le tribunal de commerce de Paris. Les audiences se sont déroulées les 27 octobre et 2 novembre. L’ordonnance est attendue lundi 14 novembre. Mais, ce n’est que le début d’un long processus. Avec cette affaire, la liberté d’expression en Turquie se retrouve empêtrée dans un invraisemblable imbroglio juridique européen.

Tout commence le 22 septembre quand Eutelsat reçoit une lettre du RTÜK. L’autorité administrative indépendante chargée de réglementer la radio et la télévision en Turquie lui demande une suspension immédiate de Med Nuçe TV. Le motif avancé : cette chaîne d’information serait soutenue par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un mouvement inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne. Quelques jours plus tard, le 5 octobre, un autre courrier intime, pour les mêmes motifs, la suspension de trois autres télévisions, Newroz TV à destination des Kurdes d’Iran, Ronahi TV et Sterk TV.

En tant que membre du Conseil de l’Europe et adhérent à la Convention européenne sur la télévision transfrontière (CETT), la Turquie demande l’application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 7 de la CETT. Il est stipulé que « tous les éléments des services de programmes (…) doivent respecter la dignité de la personne humaine et les droits fondamentaux d’autrui », en particulier « ils ne doivent pas mettre en valeur la violence ni être susceptibles d’inciter à la haine raciale ».

Mesure de précaution

Sans se prononcer, ni connaître le contenu des programmes, ce qui n’est pas dans ses attributions, Eutelsat a demandé aux sociétés diffusant ces chaînes de les suspendre provisoirement, le temps qu’un régulateur européen examine leur nature et se prononce. En prenant cette mesure de précaution, l’opérateur ne veut pas risquer d’être accusé, éventuellement, de complicité avec une organisation terroriste. Il s’appuie sur un jugement de la cour d’appel de Paris de 2012, lui donnant raison d’avoir suspendu la chaîne kurde Roj TV diffusée depuis le Danemark.

Le 3 octobre, le distributeur belge Belgium Satellite services (BSS) a obtempéré et coupé la diffusion de Med Nuçe TV et de Newroz TV. En revanche, le slovène STN, qui diffuse Ronahi TV et Sterk TV, ne l’a pas toujours pas fait. Eutelsat n’a aucun moyen d’intervenir, car les sociétés diffusent de nombreuses chaînes sur un même canal à partir de son satellite Hot Bird. En bloquant l’un d’entre eux, il empêcherait la diffusion de nombreuses autres télévisions.

Reste à attendre la décision du régulateur européen. Et c’est là que le bât blesse. Selon la CETT, l’instance compétente est celle du pays dans lequel la chaîne opère.

Med Nuçe TV, dont le siège est en Italie et ses locaux à Denderleeuw, une commune située en Belgique, dépend du régulateur de ce pays. Or Bruxelles n’a pas signé la Convention européenne sur la télévision transfrontalière… C’est donc au bon vouloir du régulateur flamand, le Vlaamse Regulator voor de Media (VRM). Dans un courrier en date du 24 octobre avec copie au régulateur wallon, le directeur général d’Eutelsat, Rodolphe Belmer, lui demande de se prononcer sur ce dossier.

La décision d’Eutelsat est vivement critiqué

En cas de réponse négative, il faudra trouver une autre autorité. La CETT prévoit que ce sera celle du pays où est installé l’opérateur de satellites. Dans ce cas, Eutelsat ayant son siège en France, le dossier serait confié au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA).

Depuis un mois, la décision d’Eutelsat est vivement critiquée, l’attitude de la France aussi, l’Etat détenant 26,4 % du capital de cette société privée par le biais de la banque publique d’investissement Bpifrance. « C’est un des nombreux épisodes d’Erdogan pour museler les voix kurdes à l’étranger et lui laisser les mains libres pour les exterminer, s’indigne l’écrivain Patrice Franceschi, engagé de longue date aux côtés des Kurdes syriens, tout en insistant sur la concomitance de cette demande avec l’invasion de la Syrie par les Turcs. A la fin, il ne restera que des chaînes islamiques proturques ou pro-Etat islamique. »

Pour lui « l’enjeu, c’est la liberté d’information face à un tyran. » D’ailleurs, « un pays n’a pas à céder au diktat d’un autre », d’autant que cette position est en contradiction avec la politique française. « La main gauche ignore ce que fait la main droite », ajoute-t-il, rappelant que le président François Hollande a reçu les Kurdes en février 2015 pour leur apporter son soutien. Nul doute, « des lobbys industriels et commerciaux turcs ont pesé sur la décision car, si ces télévisions étaient financées par le PKK, elles auraient été suspendues depuis longtemps ».

« Un mauvais message »

Kendal Nezan, président de l’Institut Kurde de Paris, dénonce « la logique commerciale à court terme d’Eutelsat » pour conserver la diffusion de chaînes turques. « C’est inexcusable dans le contexte actuel, où depuis juillet, 131 organes de presse ont été interdits, 2 000 journalistes mis au chômage et 133 incarcérés. » Cette stratégie est d’autant plus risquée « que les Turcs possèdent leur propre satellite Turksat. Ils peuvent s’ils le souhaitent se retirer à tout moment ». De son point de vue, l’interdiction de Med Nuçe TV est incompréhensible. Les informations, les reportages et la parole donnée aux intellectuels contribuaient à la diversité. Le ton y était bien plus modéré que certaines autres dans la région. « Dans ce cas, il faut interdire toutes les télévisions dans le Golfe », dit-il.

Surtout M. Nezan y voit « un mauvais message » envoyé par la France dans cette partie du Moyen-Orient où il ne reste que deux pays francophiles partageant ses valeurs de liberté et de démocratie : une partie du Liban et le Kurdistan. « Si on ne peut pas favoriser l’expression démocratique, il faut au moins ne pas contribuer à la censure », insiste-t-il « Quelles que soient les justifications d’Eutelsat, la France risque d’être perçue localement par une partie de la population comme étant l’auxiliaire du pouvoir turc pour censurer les médias kurdes », regrette-t-il. Le mal est fait et « c’est dévastateur en termes d’image ».