Erdogan, le Président djihadiste chéri

mis à jour le Vendredi 16 mars 2018 à 17h19

Marianne.fr | PAR MARTINE GOZLAN | 15/03/2018

LA PUISSANCE DES CHARMEURS DE MICROS EST PRODIGIEUSE. QU'AURAIT FAIT CHARLOT DE LA SCÈNE ATROCE DU MEETING DE KAHRAMANMARAS ?

Le maître de la Turquie a poussé la manipulation des foules au paroxysme. Il vante désormais aux enfants les beautés du martyre islamiste. Les parents applaudissent.

Il faut voir et revoir cette scène. Il faut cliquer sur la vidéo et regarder le maître de la Turquie, pays membre de l'Otan, faire monter une toute petite fille sur la scène de son meeting. le 24 février à Kahramanmaras,danslesud

du pays. Une adorable bambine de 6 ans, costumée en militaire et coiffée d'un béret del' armée. On se dit, tiens, bientôt carnaval. Raté, ce n'est pas mardi gras pour la mignonne, c'est djihad roucoulé par le président. Elle pleure, elle a peur, le loup se penche tendrement: « Son drapeau turc est dans sa poche, si elle tombe en martyre, inch Allah; onlenvelopperadedans ... »

EXTASE COLLECTIVE

La foule est en délire, et ce n'est pas une figure de style. Un délire dûment cerné par Sigmund Freud, en 1921 déjà, dans son essai Psychologie collective et analyse du moi. « Il suffit de peu pour qu'un lien religieux intense se convertisse en intense excitation sexuelle», écrit le médecin de Vienne. Quand Erdogan évoque la petite fille autocroquée toute crue par son sacrifice, la foule hurle de volupté en agitant ses drapeaux. Bambinette sanglote de plus belle et la foule se trémousse dans des déhanchements djihado-nationalistes moulés dans le drapeau et le hidjab. C'est la même chose. Deux rideaux tombent sur la raison. C'est long. c'est bon, ça n'en finit pas. Seule la poupée terrifiée voudrait que ça s'arrête. Nos commentateurs qui ont adulé les mêmes envoûtés, de la prise de pouvoir d'Erdogan, à l'époque qualifié de démocrate, jusqu'à la révolte de la jeunesse, place Taksim à Istanbul, en juin 2013, rivalisent d'analyses sociopolitiques pour expliquer ce désolant revirement. Naguère, quand l'auteur de ces lignes commettait en 20ll un essai sur l'imposture turque (Grasset), appuyé par des enquêtes de terrain réalisées pour Marianne, les mêmes hurlaient : « Imposteurs vous-mêmes ! », tant ils refusaient d'être arrachés au songe de l'islamisme idéalement modéré qui faisait les beaux soirs du gauchisme politico-rnédiatiq ue. Oubliée, la vieille promesse d'Erdogan de transformer les minarets en baïonnettes.les mosquées en casernes et les croyants en soldats! N'étaient-ils pas, eux aussi, soumis à la même divine pâmoison qui faisait voguer le lider turco maxi.mo sur la houle des foules ?

La puissance des charmeurs de micros est prodigieuse, Charlie Chaplin l'avait magistralement mise en images. Souvenons-nous du nourrisson enrubanné brandi par le dictateur Hynkel et imaginons ce que Charlot aurait fait de la scène atroce du meeting de Kahramanmaras. Se serait-il attardé sur l'heureux père qui amène la fillette et vient la rechercher? Sur les braves gens qui peuplent les gradins et frissonnent d'une extase collective bien supérieure au frisson privé des alcôves ? « Les relations amoureuses forment le fonds de l'âme collective», écrit Freud. Ce que tous les grands politiques savent par cœur sous tous les cieux. Mais comment la transe peut-elle conduire à plébisciter le non-droit- Erdogan a liquidé la justice, les médias, l'opposition, tous les contre-pouvoirs - et à ovationner l'épouvante, l'appel au sacrifice humain? Le public du meeting est-il particulièrement barbare ?

ÉCHEC DE LA DÉSISLAMISATION

La ville de Kahramanmaras, située aux confins de I'Anatolie, n'est pas une bourgade perdue, mais une préfecture de plus de 500 000 habitants. Elle a un musée archéologique et doit compter plusieurs bibliothèques, des lycées en nombre. En quoi cela est-il significatif? Les Allemands qui ovationnaient Hitler avaient fréquenté lycées et bibliothèques. La comparaison n'est pas si outrée : Erdogan propose, en public, à une petite fille de mourir, inch Allah, dès que possible, et il est en train de perpétrer une liquidation ethnique à Afrin contre les Kurdes, héros et héroïnes de la résistance à l'Etat islamique. Qui sont les amants et amantes d'Erdogan sur les gradins ? Ils ne pensent plus. Ils sentent le vertige de la vie qui s'accouple avec la mort. Le cher Freud, qui ne sait pas encore en 1921 qu'il finira ses jours en exil à Londres, chassé loin du 19 Berggasse, son cabinet viennois, par la fièvre des masses nazies, relève: « L 'affectivité d'une fouk subit une exagération extraordinaire tandis que son activité intellectuelle se trouve considérablement rétrécie» Les intellectuels ont été les premiers traqués en Turquie.

Les artistes, les écrivains, les journalistes, les enseignants. Beaucoup sont aux quatre coins du monde. La Turquie que nous aimons, celle du prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, du musicien Fazil Say, de l'écrivain Nedim Gürsel qui ne perd pas une occasion de vanter le goût d'un verre de raki sur le Bosphore, cette Turquie a été chassée d'elle-même.Asa place pavoise celle àquiErdogan parlait le langage du refoulé antikémaliste: l'islam, le passé dominateur et antioccidental. « C'est parce que le projet de désislamisation d'Atatürk a échoué qu'Erdogan estplébisciti par une Turquie profonde ayant résisti au kémalisme », écrivait dans nos colonnes Eric Conan en 2016, à propos de l'inauguration par le président d'un pont sur le Bosphore nommé pont Selim-P-le-Conquérant, le jour anniversaire de la prise de Constantinople par les Ottomans, le 29 mai 1453. On n'avait pas vu davantage cet échec de la désislamisation dans l1ran du chah. Lors de la révolution de 1979, les intellectuels parisiens se donnèrent avec jouissance à Khomeyni comme ils se donneraient à Erdogan de 2003 à 2013. Michel Foucault se précipita à Téhéran: les grands esprits sont eux aussi aimantés par l'attraction des foules.

Ce qui se passe en Turquie aujourd'hui suscite l'effroi La raison, l'humanisme, l'éthique, la beauté, tout ce qui peut conduire les hommes à repousser les clameurs obscènes de la foule pour se retirer dans la libre et féconde solitude de leur être, est pourchassé et interdit. Cependant., en dehors des multiples associations de droits civiques - saluons l'action de nos amis de Reporters sans frontières-, on ne voit que des remarques bien légères adressées au dictateur d'Ankara. La peur des foules, sans doute. L'un des proches d'Erdogan, Ahmet Ogras, préside notre Conseil français du culte musulman.