Erdogan le pragmatique


24 avril 2007

C'était juste avant le début du conflit en Irak. Recep Tayyip Erdogan n'est alors que candidat aux élections législatives partielles de Siirt.

Debout sur son bus de campagne, ce grand sec, plutôt costaud, le visage barré d'une moustache généreuse, harangue les habitants de cette ville exsangue, située dans le sud-est de la Turquie à quelques encablures de la frontière irakienne. "Ce Tayyip est un homme aux mille visages. Avant, il ne parlait que de l'islam. Maintenant, au Kurdistan, il parle de démocratie, à Ankara d'Atatürk, à Istanbul de paix ou d'Europe, et à Washington de la guerre" , marmonne un militant kurde.


La rue renvoie de "Tayyip" cette image d'un tribun à l'autorité affirmée et au verbe facile, mélangeant habilement mots anciens et gouaille des faubourgs populaires. Le "rossignol du Coran", comme on l'appelait dans sa jeunesse, n'a rien perdu de sa capacité à faire chanter les mots. En revanche, il veille soigneusement depuis quelques années à éviter tout dérapage verbal. Autrement dit, toute référence à la religion.

Recep Tayyip Erdogan se souvient de ce 6 décembre 1997, quand, pour avoir prononcé en public "les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les mosquées nos casernes", ces vers empruntés à un des pères du nationalisme turc, Ziya Gökalp, il fut déchu de son fauteuil de maire d'Istanbul, condamné pour incitation à la haine religieuse à dix mois de prison (il en purgera quatre) et à cinq années d'interdiction d'exercer un mandat électif. Derrière les barreaux, racontent certains de ses proches, il a vu comment des "étoiles politiques" s'éteignent. Lui n'a pas voulu sombrer.

Recep Tayyip Erdogan est un pragmatique. "Le but, avec la permission de Dieu et le soutien du peuple, c'est le pouvoir", disait-il à l'aube de sa carrière. Alors, il s'adapte, "puisque le monde change", explique n'avoir jamais été islamiste et range sa croyance "dans la sphère privée". S'il refusait, par convictions religieuses, de serrer la main d'une femme, il s'empresse aujourd'hui de donner le change lorsqu'un bras droit féminin se tend.

Ce "musulman démocrate" ou même ce "démocrate" tout court, comme il se définit dorénavant, a fini par convaincre sans afficher ni trouble ni regret. Elu premier ministre le 14 mars, après une victoire triomphale à Siirt, la bête noire des militaires et du camp laïque est devenue, à 49 ans, le premier chef de gouvernement issu d'un lycée religieux de l'histoire de la République turque.

Le parcours politique erratique de Recep Tayyip Erdogan a quelque chose de romanesque qui plaît au petit peuple dont il est issu. Qu'importe si ses ennemis et une bonne partie de la presse ne cessent de rappeler qu'il n'a encore rien fait depuis la très large victoire de sa formation, le Parti de la justice et du développement (AKP), aux élections législatives du 3 novembre 2002. "Donnez-nous un an", rappelle-t-il.

Qu'importe encore s'il a soutenu, contre l'avis de son parti et de 95 % de ses concitoyens, le déploiement des soldats américains sur les bases d'Anatolie au moment de la crise irakienne. La Turquie donne certes cette étrange impression d'avoir perdu une guerre sans y avoir participé, mais, aux yeux de l'opinion publique, le premier ministre s'en sort plutôt bien puisque les députés ont rejeté la demande de l'administration Bush au cours d'un vote historique le 1er mars. C'est bien la Turquie d'Erdogan qui a dit "non" à l'allié encombrant. "Aux Etats-Unis, on l'appellerait un "winner", estime la journaliste Nilgün Cerrahoglu. Un homme comme lui ne tire que pour atteindre sa cible."  Même au prix de douloureuses contorsions.

Il est né en 1954 à Istanbul, dans le vieux quartier de Kasimpasa, célèbre pour ses forts en gueule, ses pickpockets, sa bohème et ses Gitans joueurs de jazz. Il y vendait de la limonade et des simits, ces petits pains au sésame, pour arrondir les fins de mois difficiles d'une famille pauvre et pieuse. Après l'Imam Hatip, un établissement destiné à former les imams, il a suivi des cours de management à l'université.

On l'appelle "imam Beckenbauer" parce qu'il est aussi religieux que talentueux au football. Il devient même professionnel dans un club appartenant aux transports de la ville. En dehors du stade, il est surnommé le "mujahid" (combattant) par ses camarades, qui le considèrent comme un "dur", comme le rappelle Rusen Çakir, auteur avec Fehmi Çalmuk d'une des meilleures biographies du personnage. Le soir, il fréquente les communautés religieuses islamistes pour réfréner ses ardeurs adolescentes.

Il n'a pas encore 20 ans quand il entre en politique. Il adhère à l'Union nationale des étudiants (MTTB) autrefois fondée par Atatürk, mais reprise en main par les nationalistes. C'est autour de cette association que s'organisent des réseaux anticommunistes dans le pays. Profondément influencé par le mouvement islamiste Milli Görüs (La vision nationale), qui dénonçait "les complots des juifs et des Occidentaux", il croise son fondateur Necmettin Erbakan, figure tutélaire de l'islam politique turc, au cours d'une conférence sur "L'islam et la science". Il le suivra dans ses différentes formations politiques, successivement interdites.

La première confrontation entre Recep Tayyip Erdogan et l'autorité de l'armée a lieu après le coup d'Etat militaire de 1980 - le troisième en vingt ans -, lorsque son entraîneur de football, un officier à la retraite, lui demande de raser sa barbe. Il refuse et quitte le club. L'homme est taillé pour la vie publique.

Son ascension aux côtés de M. Erbakan, son pygmalion, est rapide. Il s'affirme, prend de l'ampleur et construit sa charpente idéologique. "On ne peut pas être musulman et laïque en même temps (...). Le milliard et demi de musulmans attend que le peuple turc se soulève. Nous allons nous soulever. Avec la permission d'Allah, la rébellion va commencer", déclare-t-il furieusement, en 1992, devant une caméra de télévision.

Deux années plus tard, en pleine vague verte, Recep Tayyip Erdogan, candidat du Parti de la prospérité (Refah), décroche la mairie d'Istanbul, la plus grande ville du pays. Le titre du livret distribué durant la campagne, "Un nouvel Istanbul, une nouvelle Turquie, un nouveau monde", résume l'ampleur de l'appétit du nouveau venu. Sa force de travail et sa puissance de conviction sont indéniables.

Même ses adversaires admettent qu'il fait du bon travail à la tête de la municipalité. Il entreprend l'amélioration du réseau de distribution d'eau, la collecte des ordures, fait planter des milliers d'arbres et rétablit un système de paie régulier pour les fonctionnaires municipaux. Sur le terrain, qu'il occupe grâce à un dense réseau de militants, dont une forte proportion issue de l'aile féminine du Refah, les officines du parti s'organisent pour venir en aide aux plus démunis. Elles sont encore là aujourd'hui.

Il bannit l'alcool des restaurants gérés par la ville et fait baisser les tarifs des consommations de ces établissements. En public, il reprend l'antienne des islamistes turcs qui rêvent de construire une grande mosquée aux abords de Taksim, une des places les plus fréquentées de la ville. Ailleurs, il envisage l'organisation de défilés de mode de femmes voilées ou ambitionne de fermer les maisons closes. De tout cela, il ne fera rien.

Parce qu'il change. Plus précisément, le pouvoir le change. D'abord, il refuse aux proches de M. Erbakan de placer leurs hommes à la mairie d'Istanbul. Puis il prend ses distances avec les caciques du parti à la vertu majuscule. En interne, il se pose en moderne, adoucit son verbe.

PLUS vite et mieux que ses concurrents, il comprend que le vieux style islamiste ne sera jamais admis par l'establishment kémaliste. Quand il croise son ancien maître, Recep Tayyip Erdogan cesse de lui baiser la main. En 1997, M. Erbakan, qui avait pris la tête du gouvernement l'année précédente après une nette victoire électorale, démissionne sous la pression des militaires. Le Refah est interdit quelques mois plus tard. C'est le tournant. L'armée crée ce vaste courant d'air sur l'échiquier politique où s'engouffre Recep Tayyip Erdogan.

Que dit-il désormais ? "Nous devons faire la paix avec les militaires, la justice et le capital." Ou encore : "Nous avons besoin de personnes qui font bien leur travail et non pas de barbus sachant bien lire le Coran."
Le divorce avec M. Erbakan est consommé. Pour la première fois peut-être de l'histoire de la République turque, un fils politique tue son père idéologique. Il s'entoure d'hommes d'affaires influents, comme Cüneyd Zapsu, aujourd'hui considéré comme son véritable bras droit. "Au début, les chefs d'entreprise ne lui parlaient pas", rappelle ce patron de chaîne de magasins d'alimentation. La glace est brisée entre les milieux d'affaires et le candidat islamiste devenu modéré.

Autre homme-clé dans cette marche vers le pouvoir et sa recherche d'une légitimité internationale, Egenem Bagis, le président de la Fédération des associations turco-américaines. Aujourd'hui député AKP, il fait partie de ceux qui ont permis de jeter les ponts en direction des Etats-Unis, les ennemis d'hier.

Dans les mois qui ont précédé la formation de l'AKP, en août 2001, certains fidèles de Recep Tayyip Erdogan s'envolent pour les Etats-Unis afin de participer à des cercles de réflexion ( think tank ). "De leur côté, les Etats-Unis ont soutenu la formation du mouvement parce qu'ils voulaient influencer la restructuration politique de la Turquie", explique Fehmi Çalmuk. La veille du sommet européen de Copenhague de décembre 2002, Recep Tayyip Erdogan, encore simple chef de parti, est reçu à Washington par George W. Bush. Devant les caméras, les deux hommes se prennent par le bras. "Nous soutenons les Turcs pour qu'ils entrent dans l'Union européenne", martèle le locataire de la Maison Blanche, indisposant bon nombre de dirigeants européens.

L'Europe justement. "Il y a vingt ans, j'étais moi aussi contre l'UE. Aujourd'hui, j'ai changé d'avis", dit Recep Tayyip Erdogan sans amertume. Celui que la presse étrangère présente parfois plus comme un sportif recyclé dans les affaires que comme un mollah intégriste a su donner de lui cette image de force de changement tranquille face à une classe politique corrompue.

Dans une Turquie en proie à une crise identitaire, il fait figure de politicien propre et moderne. De surcroît, capable de raccrocher le pays à ses traditions naturelles tournées vers un islam modéré, désireux d'Europe et respectueux des libertés individuelles, y compris celle, pour les femmes qui le souhaitent, de porter le voile.

Sous l'oeil admiratif de sa femme, Emine - elle-même voilée -, il peut déclarer que la question du voile ne figure pas sur son agenda. "Il est le seul à pouvoir dire une chose pareille, estime un membre de l'AKP. Les gens ont confiance en lui et sont persuadés qu'il doit avoir une bonne raison." Mais la presse turque ne manque pas de rappeler à l'occasion qu'il a envoyé ses deux filles étudier aux Etats-Unis, pays où il n'y a pas d'interdiction d'aller en classe avec le voile.

Recep Tayyip Erdogan n'a jamais manifesté un goût particulier pour la théorie politique. Il agit, voyage (quatorze capitales européennes avant le sommet de Copenhague), et évoque le quotidien difficile des Turcs, "si pauvres dans un pays si riche". Un "vrai"  homme du peuple : "C'est le premier leader politique qui vient d'en bas, observe le politologue Necat Erder. Il ne sort pas du système", ni de la bureaucratie ni de l'élite bourgeoise. En bon populiste, "il veut être accepté et pouvoir marcher de Kasimpasa à l'Hôtel Hilton en portant un beau costume", dit Cengiz Candar dans Yeni Safak, le quotidien proche de l'actuel gouvernement.

Pourtant, certains regrettent qu'il ait perdu sa verve d'antan pour dénoncer, comme il l'avait fait il y a plusieurs années, "la faillite de l'idéologie officielle sur la question kurde"  ou supprimer l'article 312 du code pénal turc utilisé pour condamner l'expression de vues dissidentes et dont il a été lui-même victime.

Après le douloureux épisode irakien et le refroidissement des relations turco-américaines, Recep Tayyip Erdogan doit reprendre la main. Le temps est compté. Pour cela, le premier ministre a deux atouts. Il sait être opportuniste. Il en a donné maintes fois les preuves : "Je fais une politique de commerçant. L'important, pour moi, c'est le profit."  Il sait être aussi oublieux, brouiller les pistes par mille discours différents. N'a-t-il pas confié un jour que " a démocratie n'est pas un but mais un instrument" ?

Nicolas Bourcier