Erdogan joue les prolongations en Syrie

mis à jour le Jeudi 25 janvier 2018 à 19h15

Le Canard enchaîné | Par Claude Angeli - mercredi 24 janvier 2018

LA TURQUIE, dont plus personne n’ignore qu’elle a naguère entretenu d’excellentes relations avec Daech, et plus récemment avec Al-Qaida, vient de lancer une nouvelle offensive en Syrie. Le président Erdogan a, comme d’habitude, accusé les Kurdes syriens d’être des terroristes, pour justifier l’entrée de ses troupes, le 19 janvier, dans le nord-ouest du pays - le tout sous le regard des caméras. Pourquoi se gênerait-il ?

En mars 2016, l’armée turque avait mené une opération similaire, baptisée « Bouclier de l’Euphrate », avec l’objectif de créer « une zone sécurisée » de 30 km à l’intérieur du territoire syrien. Il s’agissait déjà d’éloigner autant que possible les Kurdes syriens de l’YPG des quelque 12 millions de Kurdes turcs auxquels l’islamiste Erdogan mène la vie dure. Mais la frontière entre les deux pays s’étend sur 910 km, dont 600 seraient en partie sous le contrôle des partisans de l’YPG, la « filiale » du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en lutte contre l’armée turque depuis plus de quarante ans. Finalement, Erdogan avait dû donner l’ordre à ses soldats de plier bagage.

A l’automne 2017, il a remobilisé ses troupes, qui ont pénétré dans la province syrienne d’Idlib. A cette occasion, elles étaient « escortées » par les combattants de Tahrir al-Cham, nouvelle appellation du Front Al-Nosra, filiale d’Al-Qaida, comme « Le Monde », « Le Figaro » et « Le Canard » ont eu le plaisir de l’écrire. Chef d’un Etat membre de l’Otan, qui loue une base aérienne à cette organisation (et aux Américains), Erdogan est ménagé par Washington.

Bons baisers de Moscou
Allié des Russes durant la guerre de Syrie, il est aussi fort bien traité par Poutine. Pourquoi donc se gênerait-il ? La présence d’Al-Qaida dans cette incursion en Syrie n’a fait hurler personne à l’ONU...

Samedi 20 janvier, a débuté l’opération « Rameau d’olivier ». Les caméras ont filmé des canons turcs en action, des files de chars, de porte-chars et de véhicules militaires se dirigeant vers les villes d’Afrin, d’Azaz et de Manbij, au nord d’Alep, où, selon les militaires français, vivent 3,5 millions de Syriens. Pendant deux jours, 72 avions de combat (chiffre fourni par Ankara) ont bombardé les positions tenues par quelque 10 000 Kurdes de l’YPG. Et leurs raids se poursuivaient sans encombre le 23 janvier, alors que l’armée russe contrôle parfaitement le ciel syrien.

Avant de donner l’ordre à ses troupes d’entrer en Syrie, Erdogan avait, 48 heures auparavant, dépêché à Moscou son chef d’état-major, Hulusi Akar, et le patron de ses services secrets. Mission : avertir les Russes de l’intervention, de ses objectifs et obtenir « leur bienveillance », selon la formule d’un diplomate français. Preuve de cette bonne volonté : les forces russes présentes à Afrin ont été retirées avant les raids turcs. Erdogan avait aussi informé les Américains de l’imminence de son offensive, et il n’en a pas été dissuadé. Ironie tragique de cette histoire : les Kurdes syriens, dont les uns et les autres avaient salué la vaillance et l’efficacité dans les combats contre Daech, ont été abandonnés en rase campagne, sous les obus et les missiles turcs.

Bons baisers de Washington
Et le fait que les militaires turcs aient été « accompagnés », à cette occasion, par des membres de l’Armée syrienne libre et par nombre de djihadistes aujourd’hui sans emploi, qualifiés par un officier français de « semeurs de merde recyclés », n’a surpris personne à Moscou, à Washington et à Paris. Trois capitales où chacun affecte de comprendre les préoccupations sécuritaires de la Turquie et s’évertue à prêcher, sans trop y croire, la « retenue » à Erdogan.

Ce nouvel épisode d’un conflit qui va entrer dans sa septième année ne facilitera pas la tenue de cette « conférence pour la paix en Syrie » que la Russie veut organiser à Sotchi, les 29 et 30 janvier. Non seulement Poutine voulait convaincre Bachar d’y tolérer la présence de certains de ses opposants, mais il faisait aussi pression sur Erdogan pour qu’il accepte la venue des Kurdes. Ce n’est pas gagné... Un échec de toute négociation, à Sotchi ou à Genève, serait d’ailleurs tout à fait plaisant pour l’équipe Trump. Washington a en tête une partition de la Syrie qui permettrait de ne pas laisser aux Russes, aux Iraniens et à Bachar le rôle de « faiseurs de paix ».

En attendant cette paix improbable, 2 000 Américains se sont installés dans le nord du pays, à Al-Tabaqa (à 150 km d’Alep) et y coopèrent... avec des combattants kurdes. Les Russes, eux, disposent depuis longtemps d’une importante base aérienne au sud-est de la Syrie et d’une base navale en Méditerranée, où les Chinois, eux, construisent un port en eaux profondes. Quant aux milices iraniennes, qui ont participé aux combats contre Daech et Al-Qaida, elles sont toujours l’arme au pied.