Erdogan, crimes et impunité

mis à jour le Mardi 22 octobre 2019 à 17h41

Le Point | Par Guillaume Perrier, envoyé spécial à Fesh Habour | 17/10/2019

Syrie. Ankara a attendu le départ des troupes américaines pour envahir la zone contrôlée par les Kurdes.

Un à un, la mort dans l’âme, ils franchissent le pont flottant sur le Tigre, puis traversent le poste-frontière de Fesh Habour, point de passage entre la Syrie et l’Irak. Les camions de marchandises et les voitures de commerce qui forment habituellement de longues files d’attente ont disparu. Dans la foulée des troupes américaines, retirées sur ordre de Donald Trump, tous ceux qui en ont la possibilité quittent le Rojava, région kurde de Syrie, pour éviter le piège tendu par Recep Tayyip Erdogan, le maître de la Turquie qui a juré la perte des Kurdes. 

Ceux qui fuient ne laissent derrière eux que des ruines et des espoirs brisés. En quelques jours, les Kurdes du Rojava ont tout perdu. Les Turcs et leurs supplétifs se sont emparés d’une partie importante de leur territoire. L’armée syrienne s’apprête à reprendre le contrôle des frontières. Le chaos et l’insécurité règnent. Les massacres se multiplient. Erdogan pavoise. Et les Kurdes sont une nouvelle fois les otages de leurs voisins, mais aussi de l’Amérique, qui a abandonné ceux qui ont combattu les djihadistes de Daech pendant six ans. 

L’Occident au pied du mur. Après l’opération Bouclier de l’Euphrate, lancée à l’été 2016, puis l’offensive Rameau d’olivier, pour prendre Afrine, en janvier 2018, le maître d’Ankara a choisi de baptiser, avec cynisme, Source de paix le rouleau compresseur qu’il a envoyé pour anéantir les Kurdes de Syrie. En quelques jours, ses troupes, 6 000 soldats et forces spéciales, et autant de mercenaires islamistes syriens à sa solde, regroupés sous la bannière d’une Armée nationale syrienne (ANS) qui n’en a que le nom, sont entrées en action. Couvertes par l’artillerie et par quelques dizaines de drones armés, elles ont progressé rapidement. Les bombardements sur les villes frontalières où vivent près de 3 millions de Syriens de toutes ethnies ont déjà fait des dizaines de morts parmi les civils et plus de 200 000 déplacés.

Le premier objectif d’Ankara est militaire : le contrôle d’une bande de terre longue d’environ 120 kilomètres entre les villes de Tell Abyad et de Ras al-Aïn, au cœur du territoire contrôlé par les Kurdes, et d’une trentaine de kilomètres de profondeur. Il est aussi politique et vise à tailler en pièces le rêve d’un Kurdistan syrien en coupant les principaux axes de communication et en isolant des autres fiefs kurdes Kobané, la ville-symbole d’où est partie la reconquête contre Daech. 

Erdogan ne cache rien de ses intentions : aller vite pour mettre l’Occident au pied du mur. Le 13 novembre est prévue une rencontre entre Erdogan et Trump à Washington. Le président turc veut arriver au rendez-vous avec le plus de cartes possibles en main face à un président qui, sur le dossier kurde, ne cesse de prendre des décisions contradictoires (il a donné son feu vert à Erdogan avant d’engager des sanctions contre lui). 

Cible. La deuxième phase de l’opération est déjà prête. « Une fois les premières percées effectuées, les brigades qui attendent à l’arrière feront mouvement et traverseront la première ligne pour pénétrer plus loin au sud. Et l’ANS ouvrira un nouveau front dans les environs de Manbidj, vers l’est », selon Metin Gurcan, expert en stratégie militaire. La Turquie prendra donc en tenaille la M4, route stratégique qui file, à l’ouest, vers Aïn Issa et Manbidj, et à l’est vers Hassaké. Un axe vital pour les forces kurdes, qui seront alors sur un territoire morcelé de toutes parts. Une brigade de rebelles pro-turcs extrémistes, Ahrar Al-Charkiya, a déjà coupé la route pendant quelques heures. Officiellement, il s’agissait de « distribuer des gâteaux aux civils ». La réalité est différente. Des exécutions sommaires ont été filmées sur le bord de la route, neuf civils y ont été tués. La politicienne Hevrin Khalaf, dirigeante d’un petit parti kurde, a elle aussi été assassinée par des combattants armés non identifiés. 

La Turquie a un objectif clair, martelé à longueur de discours enflammés, ces derniers mois, par Erdogan : éradiquer l’ennemi national, la guérilla kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), contre laquelle Ankara lutte depuis trente-cinq ans. Et lui reprendre tous les territoires obtenus pendant la guerre en Syrie. 

Le Rojava, proto-Etat révolutionnaire qui s’est constitué à sa frontière depuis 2012, n’est autre que l’émanation du PKK. Dans le Nord syrien, ses branches politique (PYD) et armée (YPG) ont imposé leur mainmise. Les Kurdes et leurs alliés arabes, chrétiens et yézidis, réunis au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS), ont peu à peu reçu le soutien des Occidentaux, heureux de s’appuyer sur des combattants au sol alors qu’eux-mêmes ne souhaitaient pas affronter autrement que dans les airs l’Etat islamique (EI). Le bilan est cruel : au moins 11 000 combattants ont perdu la vie dans cette offensive contre le califat de Daech depuis Raqqa, en 2017, jusqu’au dernier souffle de Baghouz, l’hiver dernier. 

Ultimatum. Erdogan avait prévenu. A la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, le 24 septembre, il était même venu avec une carte d’état-major explicite en main. Y figurait la fameuse zone de sécurité, ou corridor de paix, le long des 800 km de sa frontière. « Que l’Occident nous soutienne ou non, nous mettrons notre plan à exécution », disait-il. Cette zone tampon à sa frontière, la Turquie la réclame aux Occidentaux depuis le tout début de la guerre en Syrie. A New York, le « reis » a suggéré de réinstaller 1 à 2 millions de Syriens dans cette zone. Quelques jours plus tard, il a lancé le chiffre de 3 millions. Mais sa proposition n’a pas eu de succès. Erdogan est donc passé à la menace. « Si les Occidentaux ne soutiennent pas la Turquie dans son projet de corridor de la paix, que les choses soient bien claires : nous ouvrirons les portes aux réfugiés », a-t-il déclaré à plusieurs reprises. Il sait que le chantage aux migrants fonctionne avec les Européens. En mars 2016, un accord avait été signé entre la Turquie et l’UE, qui prévoyait le renforcement des frontières turques contre une aide de 6 milliards d’euros. Ce pacte a permis à Erdogan de faire taire les critiques et de faire de la question des réfugiés syriens son meilleur atout face aux Européens. 

Pour la Turquie, la mise en œuvre de ce programme de retour massif vers la Syrie est urgent. Son gouvernement islamo-nationaliste estime qu’elle a accueilli 3,6 millions de Syriens depuis 2012, charge qui lui aurait déjà coûté près de 40 milliards de dollars. Dans un contexte de crise économique, l’hostilité envers les Syriens s’est répandue dans tout le pays. Et, face à la montée en puissance de l’opposition depuis la victoire à Istanbul d’Ekrem Imamoglu, en juin, son pouvoir s’essouffle. Erdogan doit passer à l’action. Rien de tel qu’une opération militaire pour faire diversion et ressouder la nation autour de lui. 

Projets secrets. La Turquie est-elle en train de coloniser la région ? Sur le territoire capturé grâce à l’opération Bouclier de l’Euphrate, en 2016, elle a imposé sa loi et son administration, sa police, son armée, ses programmes scolaires, ses bureaux de poste, ses réseaux électriques et même des départements d’université rattachés à la ville turque de Gaziantep. Si le front de l’opération Source de paix se stabilise après la visite à Washington, Erdogan pourra entamer la 3 e phase de son plan : renvoyer les Syriens vers les régions occupées. Tout est déjà prévu. Des dizaines de bourgades de 5 000 à 30 000 habitants doivent sortir de terre le long de la frontière. Des colonies de peuplement avec écoles et mosquées sur le modèle des cités de béton qui s’étendent à la périphérie des villes turques. La construction de ces villes est un enjeu financier majeur pour les compagnies turques du BTP, qui trustent les marchés publics et qui financent l’AKP. Selon le quotidien progouvernemental Sabah, ce marché s’élève à environ 27 milliards de dollars. Une aubaine. 

Le but d’Ankara est surtout de modifier la démographie de la région pour y imposer sa domination et dissoudre les Kurdes dans une majorité arabe, proturque et islamique. Mais de ces projets Erdogan ne parle pas. Il les tient secrets. Pourquoi s’en priverait-il alors que le gendarme du monde a oublié ce qu’il devait aux Kurdes ?

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Français de Daech : le scénario redouté…

Le Point | Marc Nexon | 17 octobre 2019

« Attendez-nous, on arrive ! » Les messages sont tombés lorsque les troupes turques franchissaient la frontière. Sur leurs portables, les femmes de Daech détenues dans les camps reçoivent des nouvelles enthousiastes de leurs maris, incarcérés dans d’autres centres. Dans les tentes, l’optimisme gagne. Les Kurdes, eux, redoutent le chaos.

Depuis le lancement de l’offensive turque, les camps du Kurdistan syrien menacent à tout moment d’ouvrir leurs portes. Parmi eux, trois sites (Al-Hol, Aïn Issa, Roj) regroupant 80 000 réfugiés, dont des femmes et des enfants liés à l’EI, mais aussi sept prisons, où s’entassent 12 000 combattants djihadistes (dont 2 000 étrangers). Cinq hommes ont déjà fui à la faveur d’un bombardement à proximité de leur prison, à Qamichli. A Aïn Issa, 800 femmes et enfants ont fui le camp. Les gardes kurdes affirment avoir été attaqués par des « mercenaires » et des « éléments de Daech » présents dans l’enceinte. Ils auraient été contraints de céder le passage. D’autres sources avancent que les gardes, appelés sur le front, auraient abandonné le camp. 

Guantanamo. Enfin, à Al-Hol, une rébellion a éclaté. Après avoir mis le feu à des tentes, des femmes s’en sont prises au personnel à coups de bâton et de pierres. Une situation explosive devenue la principale préoccupation de l’Elysée : 400 Français de Daech, dont 250 enfants, sont détenus dans le nord-est de la Syrie. Les familles réclament leur rapatriement, mais le gouvernement s’en tient à sa ligne : « Ils doivent être jugés sur place. » Trump lui-même a fustigé l’inaction de Paris et de Berlin : « On ne va tout de même pas les mettre dans nos prisons de Guantanamo », a-t-il lancé. 

Au cours de leur retraite précipitée, les forces américaines ont néanmoins pris soin d’exfiltrer deux figures de l’organisation terroriste : Alexanda Kotey, 35 ans, et El Shafee Elsheikh, 31 ans, deux Britanniques, membres de la cellule « The Beatles » et responsables de la décapitation d’Occidentaux, dont le journaliste américain James Foley. Les deux djihadistes auraient été transférés en Irak avant un éventuel procès aux Etats-Unis. Ceux qui resteront derrière les barreaux verront désormais leur sort réglé par Ankara, ou même par Damas, si les troupes syriennes appelées à la rescousse par les Kurdes parviennent à se déployer jusqu’à la frontière§