Entretien avec Kendal Nezan

Parodie internationale de justice

[l'Humanité - 31 mai 1999] - Le directeur de l’Institut kurde de Paris s’indigne de l’hypocrisie de la communauté internationale, qui va laisser ™calan être condamné à mort et ferme les yeux devant les crimes commis par l’État turc contre le peuple kurde.On évoque l’éventualité d’un report du procès, réclamé par les avocats. Qu’en est-il exactement ?

Kendal Nezan. Mohamed Hassip Kaplan, principal avocat d’™calan, qui est venu ici la semaine dernière pour consulter certains collègues français, évoquait en effet cette hypothèse. Le premier ministre turc, Ecevit, lui-même envisageait de répondre aux demandes du Conseil de l’Europe en supprimant le juge militaire pour que le procès ait lieu devant une juridiction " normale ". L’idée a été rejetée par les militaires. Ils ont prié le premier ministre de se mêler de ses affaires et de " respecter l’indépendance de la justice " ! Le procès ne sera donc pas reporté, il n’y aura pas de suspension et il se poursuivra tous les jours pendant quatre ou cinq semaines. Quant à l’idée des avocats de se dessaisir de la défense, il semble qu’ils y aient renoncé à la demande d’™calan, que Me Kaplan a rencontré jeudi dans sa prison de l’île d’Imrali, où la Cour de sûreté de l’État avait déjà pris ses quartiers.

Le scénario et le dénouement ne sont-ils pas écrits d’avance ?

Kendal Nezan. Bien entendu puisque le procureur militaire a déjà demandé la mort. Le président de la République, Demirel, lui-même a dit que le seul verdict possible était la peine capitale et que dans un cas pareil, cela ne servait à rien d’avoir des défenseurs. La thèse officielle est qu’™calan est responsable des 30 000 morts de la guerre entre l’armée turque et le PKK. Parmi ces morts, il y a 25 000 Kurdes, victimes des massacres et des ratissages opérés par l’armée turque. Celle-ci prétend qu’il y a parmi eux 14 000 " terroristes ", terme qui désigne en Turquie la guérilla du PKK. Les quinze premiers jours vont être consacrés au détail de ces " crimes ", puis il y aura l’audition des témoins à charge - familles de victimes et " terroristes " repentis notamment. Il n’y aura pas de témoins à décharge.

Dans de telles conditions, que peut la défense ?

Kendal Nezan. Dès l’ouverture, les avocats vont demander le report du procès en invoquant le fait qu’ils n’ont pas pu préparer la défense dans des conditions normales. Ils n’ont eu accès au dossier que la semaine dernière, ils n’ont pas pu le transmettre à leur client, ni communiquer avec lui normalement : ils n’ont le droit de le voir que pendant une heure deux fois par semaine, sans notes et sans dossiers. Ils vont mettre en avant tout ce qui est irrégulier dans ce procès, à commencer par la cour elle-même, les conditions d’arrestation de leur client, qui a été enlevé et torturé, la longueur de la garde à vue. ™calan a préparé de son côté une défense de cent dix pages qu’il lira lui-même. Il y insiste sur le fait qu’il s’agit d’une guerre à laquelle il faut trouver une solution politique.

Y a-t-il possibilité de pressions internationales pour éviter, sinon la condamnation, du moins l’exécution ?

Kendal Nezan. Les avocats ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme de l’incompatibilité de ce procès avec les exigences d’un procès équitable inscrites dans la Convention européenne. Ils espèrent qu’elle prendra une mesure suspensive pour empêcher l’exécution, en attendant qu’elle se prononce sur le fond. Pour le reste, on ne s’attend pas vraiment à des " pressions ". Les Européens, qui ont de gros intérêts commerciaux en jeu (1), vont demander poliment à Ankara un procès équitable, alors qu’ils savent très bien qu’il s’agit d’une parodie de justice. Quand aux Américains, ils ont d’énormes intérêts stratégiques en Turquie, où se trouve l’une de leurs bases pour bombarder l’Irak. Ils ont aidé les Turcs à s’emparer d’™calan dans les conditions que l’on sait, et de toute façon ils appliquent eux-mêmes la peine de mort.

Quel est votre sentiment devant tant d’entorses au droit ?

Kendal Nezan. Mon sentiment est que nous vivons dans un monde où le droit est dit par une superpuissance, les États-Unis, qui s’en sert d’habillage juridique pour la défense de ses intérêts. Et que l’Europe se range à ses verdicts. Ainsi, on inculpe devant un tribunal international un Milosevic qui n’a pas fait le quart au Kosovo de ce que les Turcs ont fait au Kurdistan : il y a eu trois millions de Kurdes déplacés et des milliers de villages détruits. Cela dure depuis des années et l’Europe se tait. J’ai envie de dire à M. Chirac, qui se réjouit du grand progrès pour le droit international que constitue cette inculpation : encore un effort, M. le Président. Pourquoi ne pas faire traduire aussi M. Saddam Hussein et M. Ecevit, qui sont des champions de l’écrasement des minorités ethniques ?

Quels peuvent être les effets du procès sur le peuple kurde ?

Kendal Nezan. Il y a un risque certain de radicalisation. De toute évidence, les Turcs cherchent à humilier le peuple kurde. C’est sa cause qu’ils entendent condamner à mort. Cela risque d’avoir des conséquences négatives durables, alors qu’™calan lui-même, avant ces événements, n’attirait aucune sympathie chez la majorité des gens. Les Turcs ont réussi à en faire un symbole et à donner le sentiment aux Kurdes que, de toute façon, quels que soient les moyens qu’ils utilisent pour défendre leurs droits, ils sont humiliés et piétinés.

Françoise Germain-Robin

(1) D’importants contrats de fourniture d’armes, notamment d’hélicoptères, par la France sont actuellement en négociation.