Entre autonomie et indépendance

La nouvelle Constitution irakienne ferait rêver bien des fédéralistes québécois

Christian Rioux - Édition du jeudi 8 décembre 2005

InfoEn Irak, il n'y a pas que les kamikazes et les bombes. À 200 kilomètres au nord de Bagdad, les Kurdes vivent dans une paix relative et sont en train de reconstruire leur pays. Notre reporter y a découvert une réalité qui tranche avec l'image d'une société à feu et à sang. Info
Agence France-Presse


Erbil, Irak -- «Je comprends aujourd'hui pourquoi le Québec veut être indépendant !» L'affirmation serait banale si elle avait été entendue à Québec ou à Montréal. Mais à 9000 kilomètres de chez nous, entre l'agneau braisé et les pâtisseries au miel, dans un restaurant bondé d'Erbil, capitale du Kurdistan irakien, elle avait de quoi surprendre. «Ici, on me pose sans arrêt des questions sur le Québec», dit Safir Ali.

Ce Canadien originaire des environs d'Erbil aurait pourtant pu continuer à vivre tranquillement au Canada. Arrivé en 1997, il était parvenu à s'acheter une petite pizzeria sur Rymal Road, dans le sud de Hamilton. L'affaire ne marchait pas trop mal lorsqu'il a décidé de tout vendre pour rentrer chez lui. Ses amis, qui voyaient les bombes exploser quotidiennement à la télévision, l'ont pris pour un fou. Lui savait parfaitement pourquoi il rentrait. «Je voulais être utile», dit-il.

Il est donc revenu avec sa jeune épouse, qui travaille aujourd'hui dans une organisation de femmes kurdes. Depuis, on lui pose régulièrement des questions sur le Québec. Et pour cause. Plusieurs responsables politiques irakiens connaissent parfaitement la situation politique du Québec. Le président kurde, Massoud Barzani, dit d'ailleurs avoir déjà cité le Québec en exemple à l'ancien administrateur américain en Irak, Paul Bremer.

Il y a plusieurs semaines, l'Irak s'est donné une nouvelle constitution qui ferait l'envie de bien des Québécois, explique le juriste André Poupart, un ancien professeur de l'Université de Montréal qui en est à son quatrième voyage dans la région. «Si les Québécois obtenaient une telle constitution, c'en serait fait du mouvement souverainiste», dit-il.

À l'exclusion des pouvoirs réservés à Bagdad, comme la défense et les relations internationales, et des pouvoirs partagés, comme la gestion des ressources pétrolières, la Constitution garantit aux régions toutes les compétences qui ne sont pas définies. Les régions kurdes obtiennent de plus le droit d'agir à l'étranger dans les domaines qui sont les leurs. Un article permet à chacune des entités sunnite, chiite et kurde d'agir à sa guise si Bagdad enfreint les règles constitutionnelles. C'est l'antithèse de la Constitution canadienne, dit M. Poupart.

«Notre constitution ne parle pas d'identité commune, elle vise au contraire à nous en préserver», explique Khaled Salih, membre de l'équipe kurde qui était chargée des négociations. «Les Kurdes, les sunnites et les chiites ont intérêt à vivre ensemble, mais sans penser créer un jour une seule nation.»

L'Hôtel international d'Erbil arbore les drapeaux américain, canadien, britannique, coréen et kurde mais aucun drapeau irakien. «Il n'y en aura pas tant que l'Irak ne s'en sera pas donné un nouveau. L'actuel nous rappelle trop de mauvais souvenirs», me confie un responsable gouvernemental.

Un signe ne trompe pas. Sitôt la Constitution adoptée, le président kurde Massoud Barzani a été reçu tour à tour par George W. Bush, Tony Blair et le pape. «Nous sommes des pragmatiques, dit Khaled Salih. Il n'est pas question pour nous de suivre la voie palestinienne. Si les sunnites jouent le jeu, nous le jouerons aussi. Mais s'ils s'entêtent à vouloir diriger seuls l'Irak, nous irons notre chemin. La communauté internationale devra alors constater que nous aurons tout essayé.»

Outre la guérilla en cours dans les régions sunnites, plusieurs embûches se dressent sur le chemin de l'unité. D'abord, la population kurde est largement gagnée à l'idée de l'indépendance. N'importe quel référendum donnerait ici environ 90 % en faveur du oui.

Il faudra ensuite résoudre le problème explosif de Kirkouk, la grande ville du sud riche en pétrole, dont Saddam Hussein avait tout fait pour expulser les Kurdes majoritaires. La Constitution prévoit le retour des populations chassées par Saddam et un référendum sur le rattachement au Kurdistan avant la fin de 2007. Mais Bagdad tarde à agir, de peur de mettre le feu aux poudres. Selon Khaled Salih, l'Irak ne pourra pas se reconstruire sans une présence militaire américaine qui pourrait durer une dizaine d'années.

Vue d'Occident, la démocratie dont parlent les dirigeants kurdes semble encore bien formelle. Les élections ont beau se tenir à dates régulières depuis 12 ans, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani contrôle le nord du pays alors que l'Union patriotique du Kurdistan (PUK) de Jalal Talabani contrôle le sud. C'est un peu comme si, à leur époque, René Lévesque et Pierre Trudeau s'étaient partagé le Québec. Même les compagnies de téléphonie cellulaire ne communiquent pas entre elles. Les partis se sont réconciliés depuis 1998, mais les votes au Parlement demeurent souvent formels. Dans le parlement kurde, un immeuble gris de type soviétique, les photos du père de l'actuel président sont partout (en 1946, Mustafa Barzani a brièvement dirigé la république kurde du Mahabad au Kurdistan iranien). Il n'est pas certain que la démocratie kurde passerait le test de l'alternance.

En septembre, à Kalar, une manifestation a dégénéré dans la violence. Les manifestants, qui ont mis le feu à des bâtiments gouvernementaux, réclamaient un meilleur approvisionnement en eau et en électricité. Une trentaine de personnes ont été blessées. La semaine suivante, une manifestation semblable s'est déroulée pacifiquement à Sulaymaniya. De tels événements sont totalement nouveaux pour la jeune administration kurde.

Le Kurdistan possède un début de presse libre, dit l'ancien journaliste Aso Hasan. Même si, reconnaît-il, toute critique «personnelle» de Massoud Barzani est encore inconcevable. Les journaux pullulent, mais les deux seuls quotidiens du pays appartiennent au PDK et au PUK. La télévision se contente en général de suivre servilement le bienheureux président. Aso Hasan croit qu'il faudra plusieurs dizaines d'années avant que la société kurde ne soit plus organisée autour des clans Barzani et Talabani, qui contrôlent l'économie et la politique. Malgré tout, dit-il, «il y a plus de liberté ici qu'ailleurs au Moyen-Orient».

Pour la ministre des Municipalités, Nasreen Barwari, la démocratie kurde n'est pas un vain mot. «Cette démocratie ne vient pas des Américains, dit-elle. C'est notre culture kurde qui nous y prépare. L'expérience que nous avons de l'oppression nous fait apprécier la liberté. Les Kurdes sunnites, chiites et chrétiens coexistent depuis longtemps.» La ministre craint cependant que le nouveau gouvernement qui sera élu le 15 décembre ne modifie la Constitution pour y ajouter de nouvelles références à la religion au détriment des droits des femmes. Il aura quatre mois pour le faire.

Il n'est pas sûr que le fédéralisme irakien puisse calmer encore longtemps l'impatience des indépendantistes. «Nous sommes en train de perdre beaucoup de temps, dit le député kurde Khsro Zad. En restant dans l'Irak, nous risquons de sombrer dans le chaos nous aussi. Notre président a été reçu à la Maison-Blanche, nous devons prendre nos responsabilités. Comment une minorité comme les Kurdes pourra-t-elle démocratiser ce pays ?»

L'indépendance du Kurdistan n'est pas inévitable, mais elle demeure «une possibilité réelle», avoue le ministre de la Culture, Sami Shoresh. De nombreux Kurdes considèrent la Constitution actuelle comme une simple transition. Cette période pourrait tout de même durer quelques années, peut-être plus. Maintenant que deux Kurdes sont présidents de l'Irak (Jalal Talabani) et du Kurdistan (Massoud Barzani), peut-être les Kurdes se prendront-ils au jeu du fédéralisme.

Le choix de Safir Ali est fait depuis longtemps. L'ancien propriétaire de pizzeria à Hamilton veut l'indépendance, même s'il est prêt à attendre le moment propice. «Finalement, dit-il, ici, c'est un peu comme au Québec !»

Correspondant du Devoir à Paris

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Christian Rioux s'est rendu au Kurdistan à l'invitation de l'Institut kurde de Paris, dans le cadre d'une conférence internationale sur la démocratisation du Moyen-Orient.
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