En Turquie, les «Loups» sont de retour


23 janvier 2008 | Laure Marchand, Istanbul

Des officiers à la retraite,des avocats connus et des mafiosi ont été appréhendés par la police d'Istanbul. Dans l'ombre, ils activent des réseaux et fomentent des assassinats, notamment contre les minorités non musulmanes. Enquête au cœur d'un «État profond».


Des milliers de personnes ont commémoré, samedi à Istanbul, la mort de Hrant Dink, survenue il y a un an. La police soupçonneles activistes ultranationalistes placés en garde à vue hier d'être impliqués dans l'assassinat du journaliste d'origine arménienne. Crédits photo : AP

La mort d'Andrea Santoro dans son église Sainte-Marie de Trabzon semble avoir sonné l'hallali contre les minorités non musulmanes en Turquie. Depuis l'assassinat, sur les rives de la mer Noire, de ce curé italien en février 2006, agressions et meurtres se sont succédé à un rythme soutenu, culminant à la fin de l'année dernière : le 19 décembre, un jeune homme de 19 ans plongeait son couteau dans l'estomac d'un prêtre italien à Izmir ; le 30, la police arrêtait Murat T, 25 ans, qui projetait de tuer Ramazan Arkan, pasteur dans la station balnéaire d'Antalya ; le même jour, à l'autre bout du pays, un adolescent de 17 ans menaçait de mort par téléphone un autre ecclésiastique protestant à Samsun. Interpellé, le jeune homme était en possession d'une arme à feu.

C'est dans ce climat hostile que des milliers de personnes ont commémoré, samedi à Istanbul, la mort, survenue il y a un an, de Hrant Dink, ce journaliste turc d'origine arménienne qui dirigeait l'hebdomadaire Agos. Trois jours plus tard, la police réalisait un vaste coup de filet dans les réseaux nationalistes proches des forces de sécurité, suspectés d'avoir un lien avec le meurtre du journaliste ( voir encadré).

Troublantes similitudes

Chaque nouvelle agression semble accréditer la thèse d'une poussée «christianophobe». Mais l'attentat en 2006 contre le Conseil d'État, au cours duquel un juge fut tué et quatre autres blessés, s'inscrit aussi dans cette série. Les affaires présentent des similitudes troublantes. À chaque fois, l'agresseur est jeune, sous-éduqué, imbibé des thèses nationalistes qui font des «chrétiens» une cinquième colonne à la solde des ennemis de la patrie. À croire que, dans les villes d'Anatolie, une armée d'adolescents n'attend qu'un signal pour passer à l'action. Pour Ergin Cinmen, avocat de la famille de Hrant Dink, «ces jeunes sont le produit de la synthèse turco-islamiste» , l'idéologie qui scelle la réconciliation entre l'islam et le nationalisme, diffusée par les militaires après le coup d'État de 1980. Mais agissent-ils seuls ? Où sont-ils les pions de ce qu'on appelle ici l'«État profond» , cet État dans l'État, une alliance du civil, de la bureaucratie et du militaire prête à défendre sa conception de l'État, par tous les moyens ?

«L'État a toujours utilisé des groupes d'extrême droite pour faire le sale boulot, il est coupable d'avoir établi avec eux des connexions plus ou moins formelles et organiques» , estime Volkan Aytar, responsable du programme de démocratisation, à la Tesev, un think-tank libéral. Comme en Italie, Gladio, la structure clandestine de l'Otan financée par la CIA pour endiguer une menace soviétique, a été particulièrement active en Turquie. Dans les années 1970, les militants ultranationalistes des Loups gris étaient engagés dans une lutte sanglante contre la gauche turque. Mais, dans les années 1990, l'ennemi communiste disparu, les officines de la contre-guérilla se sont reconverties dans la lutte antikurde.

En 1996, un banal accident de la route dans le village de Susurluk a révélé les profondes connexions entre la mafia et l'État : les corps d'un ancien chef de la police d'Istanbul et d'un leader des Loups gris recherché pour trafic de drogue et meurtre ont été retrouvés dans la carcasse de la voiture, ainsi qu'un député et chef de tribu kurde, grièvement blessé. Une décennie plus tard, interrogé sur la mort de Hrant Dink, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan a reconnu la persistance de «gangs» en réseaux dans «les structures étatiques».

Le procès d'Ogun Samast, le meurtrier de 17 ans du journaliste, est toujours en cours. Sur le banc des accusés, on trouve aussi l'un des responsables, à Trabzon, du Parti de la grande union (BBP). Le seul représentant actuel de cette formation islamo-nationaliste au Parlement turc était l'un des chefs des Loups gris dans les années 1970. L'enquête a également montré que la police d'Istanbul avait été avertie du projet d'assassinat de l'intellectuel arménien un an avant son exécution, mais n'avait pris aucune mesure, ni pour le protéger, ni pour arrêter les suspects.

Une nouvelle fois, dans l'affaire des trois missionnaires protestants égorgés en avril 2007 à Malatya, des liens suspects surgissent dans le dossier, selon les médias turcs : les semaines précédant le triple meurtre, Emre Günaydin, 19 ans et «cerveau» de la tuerie, a passé des coups de téléphone vers des portables appartenant à un procureur, à des services militaires à Ankara, à une figure locale du Parti de l'action nationaliste (MHP, extrême droite)… «Nous ignorons la teneur des conversations, il n'y a pas eu d'enquête supplémentaire», regrette Orhan Kemal Cengiz, représentant des parties civiles.

«Comme une rivière sortie de son lit…»

Pour cet avocat, qui ne croit pas à une organisation pyramidale nichée au cœur de l'État, il existerait cependant «des officiels et des personnes qui leur sont liées qui murmurent à l'oreille de ces jeunes : “Regarde, ta patrie court un grand danger ! Quelqu'un devrait arrêter ces chrétiens ! Nos mains à nous sont liées par la loi, nous ne pouvons pas agir, quelqu'un devrait faire quelque chose”». Sans tomber dans les théories du complot dont la Turquie est si friande, il est clair que chaque agression contre un chrétien profite, en Turquie, aux adversaires de l'adhésion du pays à l'Union européenne. Et par ricochet à sa démocratisation. «Est-ce que tous ces jeunes sont manipulés ou non ? On n'arrive pas à le savoir, ni à obtenir une photographie nette de ces groupes, explique Kemal Can, spécialiste de la question nationaliste en Turquie et directeur adjoint de la chaîne d'information NTV. Finalement, le plus préoccupant, c'est que le nationalisme a créé un contexte qui légitime ces crimes. Cette idéologie est comme une rivière qui est sortie de son lit et a laissé derrière elle de la vase. Sur ce terrain, on recrute les petites mains.»