En Turquie, la probable victoire de M. Gül démoralise les laïques


21 août 2007 | ISTANBUL CORRESPONDANCE | Sophie Shihab

Sur l'estrade d'une petite salle de spectacle en sous-sol du quartier chic de Sisli, au centre d'Istanbul, deux jeunes gens font les présentations : un jeune homme en complet sombre, une jeune fille en stricte robe longue noire au grand décolleté. Ils veulent ressembler aux personnages de la photo des années 1930 exposée à l'entrée : Mustafa Kemal (1881-1938) entouré des épouses de ses adjoints, lors d'un de ces grands bals à la viennoise qu'il leur imposait pour inculquer la "civilisation" à la Turquie moderne, qu'il avait fondée sur les cendres de l'Empire ottoman.

C'était il y a quelques semaines. Les participants étaient venus assister à une réunion de la section jeunesse de l'Association de la pensée d'Atatürk (ADD), organisatrice des immenses manifestations "pro-laïcité" du printemps. Sont venues les élections législatives du 22 juillet, qui ont vu le triomphe du parti honni de ces kémalistes : le Parti de la justice et du développement (AKP, post-islamiste, au pouvoir). Puis la relance, lundi 20 août, du processus d'élection de son candidat, Abdullah Gül, à la présidence du pays. Entre-temps, les risques, pour lui, de se voir bloqué par l'armée et l'"establishment" kémaliste se sont estompés.


AFP
Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et le candidat de l'AKP à la présidence Abdullah Gül sourient lors d'une séance parlementaire, lundi 20 août, à Ankara.
Mais dans la petite salle à moitié déserte de Sisli où les organisateurs espéraient faire fructifier dans les urnes leur mobilisation "anti-AKP", rien ne rappelle plus l'enthousiasme qui avait fini par submerger ces rassemblements très encadrés.

Après l'écoute, religieuse, debout, de l'hymne national, viennent un film sur la vie d'Atatürk, un exposé d'un économiste anti-FMI, puis un "bal", avec quelques couples pareillement apprêtés dansant un slow. Chaque numéro est censé illustrer un passage de l'oeuvre d'Atatürk, que les deux présentateurs lisent en préambule, comme des sourates du Coran....

A la faveur de l'obscurité, quelques jeunes s'éclipsent pour rejoindre, peut-être, la vie nocturne qui bouillonne aux alentours. Ceux qui restent expliquent leur présence par des phrases figées sorties de la campagne menée par le Parti républicain du peuple (CHP) - créé par Mustafa Kemal en 1924 -, fondées sur la peur d'une "menace islamiste" qui pèserait sur le pays gouverné par l'AKP. Aucun ne peut citer un fait qui l'aurait touché personnellement. Seul Ugur, un étudiant en sciences politiques, semble sincèrement inquiet : "Dans les banlieues pauvres, on a de plus en plus de mal à communiquer avec eux. On veut éviter que la société ne se scinde en deux." En organisant des "bals Atatürk" ? "On va faire évoluer l'association... ça a déjà commencé", répond-il, embarrassé. Mais le communiqué final d'un "atelier de jeunesse" de l'ADD, tenu peu après, ne l'indique guère : il dénonce toujours dans les mêmes termes les "activités réactionnaires antilaïques en Turquie soutenues par des puissances étrangères, dont le projet américain d'islam modéré", "l'Union européenne qui est une union impérialiste" ou les Etats-Unis "qui soutiennent le séparatisme en Turquie".

PARTI OSSIFIÉ

Faut-il s'étonner, dès lors, que le CHP - dont l'ADD et d'autres associations, notamment d'officiers retraités, forment la base - n'ait pas réussi à rentabiliser, lors des élections législatives du 22 juillet, la mobilisation du printemps ? Ce parti ossifié, parti unique à la Mussolini avant la seconde guerre mondiale, est resté tiraillé, ensuite, aux temps du multipartisme, entre une tendance sociale-démocrate - qui a eu son heure de gloire dans les années 1970 - et une autre, aux relents fascisants, qui domine sous son dirigeant actuel, Deniz Baykal. Lequel a fait perdre à son parti, le 22 juillet, sa quatrième élection, mais refuse de démissionner.

Antieuropéen dans la pratique, opposé à l'abrogation de l'article liberticide 301 ou aux réformes en faveur des minorités chrétiennes, Deniz Baykal est prompt à qualifier de "traître" quiconque s'aventure à chercher une issue politique au problème kurde, dont les chefs de l'AKP. Il a bloqué, à partir de 2005, les dernières velléités de réforme de ce parti en surfant sur la vague nationaliste montante. Satisfait du rôle de chef de l'opposition, ce maître en élimination des opposants internes n'a d'autre programme que l'utilisation de la peur et évoque surtout, pour l'électorat populaire, les désastres économiques des temps où son parti était associé au pouvoir. Toujours qualifié abusivement de parti "de gauche", le CHP de M. Baykal a fait ses meilleurs scores dans les quartiers huppés d'Istanbul, là où l'on méprise et où l'on craint les "parvenus" de l'AKP, parti qui se dit "conservateur" bien qu'il ait été plébiscité par les masses populaires dont il est le premier, en Turquie, à se soucier.