En Turquie, la hausse vertigineuse de la population carcérale témoigne de la crispation autoritaire du pouvoir

mis à jour le Mercredi 16 juillet 2025 à 18h01

Lemonde.fr | Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant) 

Le nombre de personnes emprisonnées est passé de 55 000 en 2001, avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP, a plus de 410 000 aujourd’hui, avec une accélération des arrestations ces derniers mois.

Les bancs du public sont bondés, tout comme ceux réservés aux avocats et aux proches situés de chaque côté du tribunal. Il n’y a que l’immense allée centrale avec sa centaine de chaises qui reste vide. Il est 10 heures, le lundi 16 juin, et Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul, principal opposant et bête noire du président Recep Tayyip Erdogan, apparaît au milieu de la cour, devant ses juges. Il vient tout juste de sortir d’un long couloir souterrain, strictement encadré par quatre gardes.

L’audience peut commencer. Elle durera près d’une heure avant que l’édile, accusé de corruption et d’une dizaine d’autres charges dans différentes procédures, ne salue de la main la foule et redescende en silence dans son tunnel. La cellule dans laquelle il est retenu depuis son arrestation à la mi-mars est située à plus de 1 kilomètre de là, en plein cœur du gigantesque et tristement célèbre complexe carcéral de Silivri.

Erigé en 2008 à la sortie de la ville du même nom et dont les habitants ont récemment obtenu des autorités qu’il soit rebaptisé « pénitencier fermé de Marmara », le centre de détention est considéré comme étant le plus moderne et high-tech de Turquie. Le plus grand d’Europe aussi, et de loin, avec ses 23 000 détenus, ses deux tribunaux spéciaux et ses neuf blocs ultrasécurisés, cerclés de miradors et de hauts murs. Amnesty International l’a surnommé un jour « la plus grande prison au monde pour journalistes ». Un dicton populaire affirme que tout opposant y a mis un jour un pied, pour y voir un proche ou pour y séjourner. Le détenu Ekrem Imamoglu n’en est qu’un des derniers exemples.

C’est ici, à presque deux heures de voiture de la mégapole turque, que sont incarcérés pêle-mêle le mécène Osman Kavala, le député Can Atalay, le journaliste indépendant Furkan Karabay, le présentateur vedette Fatih Altayli ou encore la centaine de collaborateurs du maire d’Istanbul. Ici qu’ont eu lieu les plus grands et spectaculaires procès de l’ère AKP, le Parti de la justice et du développement du président Erdogan, arrivé au pouvoir en 2002, contre les militaires soupçonnés d’avoir voulu renverser le gouvernement ou les milliers de membres de la secte islamique du prédicateur Fethullah Gülen, son ancien allié.

Les journalistes et avocats pris pour cibles

Aujourd’hui, Silivri regorge d’opposants, d’hommes politiques, de maires, d’avocats, de défenseurs des droits humains et de travailleurs, d’étudiants et de détenus de droit commun. Sa taille et sa dynamique d’internement ont plus que doublé ces dernières années, au point de s’imposer comme le symbole visible de l’escalade répressive et autoritaire à laquelle se livre Ankara. Il n’est, en réalité, que la pointe émergée de l’iceberg.

Au 1er juillet, selon les chiffres officiels, le pays tout entier comptait 410 135 détenus, record historique hors coups d’Etat militaires. Ce chiffre tutoie en termes absolus le nombre de prisonniers en Russie (433 006), alors que la population du grand voisin du Nord est bien plus nombreuse (143 millions contre 85 millions). Le taux d’incarcération turc (480 pour 100 000 habitants) rapproche le pays des Etats-Unis (541 pour 100 000), champions en la matière.

Troublants, ces chiffres sont encore plus vertigineux si l’on remonte dans le temps. En 2001, avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP, la population carcérale en Turquie était de 55 804 personnes. En 2016, l’année de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet, elle passe à 200 727 détenus. Elle double ensuite en moins de dix ans, avec une accélération encore plus brutale ces derniers mois : le nombre de personnes incarcérées, entre juillet 2024 et février 2025, a augmenté de 50 000 détenus.

Plusieurs observateurs ont mis en avant les effets de la volonté du pouvoir de reprendre la situation fermement en main après le revers cinglant de l’AKP aux municipales de mars 2024. Selon un décompte de Reuters, plus de 500 personnes ont ainsi été arrêtées au cours des neuf derniers mois dans le cadre des enquêtes pour corruption visant uniquement le principal parti de l’opposition, le CHP. Rien que dans la semaine qui a suivi l’incarcération du maire d’Istanbul, le nombre de manifestants arrêtés lors des protestations antigouvernementales a atteint 1 900 personnes. Ces derniers mois, ce sont les journalistes et les avocats qui semblent être plus particulièrement pris pour cible.

« Déclin des structures démocratiques »

Certes, l’histoire turque est jalonnée de vagues d’arrestations et d’exemples de violations des droits humains. Pour reprendre la formule de Halil Karaveli, analyste de l’Institut Asie centrale-Caucase, « le régime politique turc a été pour l’essentiel caractérisé par une forme ou une autre d’autoritarisme ». A chaque période de dictature militaire, l’Etat n’a eu de cesse de développer de nombreux instruments pour contrôler la société turque. Les années qui ont suivi le brutal coup d’Etat du 12 septembre 1980, fondateur d’un régime répressif militaro-nationaliste, ont, de manière peut-être encore plus marquante, préparé le terrain pour les décennies d’autoritarisme qui ont suivi, malgré les revendications constitutionnelles en faveur de la démocratie.

« Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, le déclin des structures démocratiques est de plus en plus évident, comme en témoignent l’arbitraire, la destruction des instances judiciaires et d’autres institutions, souligne la sociologue Zeynep Gönen, professeure à l’université de Framingham (Massachusetts) et spécialiste des formes de maintien de l’ordre et de criminalisation. La centralisation autoritaire du pouvoir s’est accentuée (…). Un Etat autoritaire puissant façonne le corps social sur les plans économique, politique et culturel. Les tribunaux et les prisons ciblent et détiennent un large éventail de dissidents turcs, des rebelles et militants kurdes aux acolytes du mouvement Gülen. »

Mais pas seulement : les discours sécuritaires justifient de plus en plus l’utilisation très large du droit pénal pour des infractions qui, dans d’autres pays, relèveraient du civil ou d’une peine alternative. Les délits politiques sont régulièrement assimilés au terrorisme, même sans violence. L’accusation de diffamation contre des fonctionnaires publics est passible de prison et quasi systématiquement utilisée contre les voix critiques. La liberté d’expression est, elle, criminalisée à outrance.

Reconnaissance faciale

Comme le note la spécialiste, une série de nouveaux outils sont régulièrement mis au point : des peines plus sévères, un renforcement des contrôles policiers, la création de nouvelles unités de maintien de l’ordre, des technologies de répression plus sophistiquées et notamment l’extension des outils de reconnaissance faciale et de surveillance recourant à l’intelligence artificielle. En 2025, le pays compte environ 230 000 agents de sécurité privés actifs, répartis dans près de 1 740 entreprises spécialisées.

Cette expansion du régime sécuritaire s’est accompagnée d’une vague de construction de nouvelles prisons et de mégacomplexes pénitentiaires, plus de la moitié des 403 centres de détention ayant été construits après 2006. Malgré cela, les prisons turques connaissent une surpopulation chronique. En juillet, la population carcérale dépassait de plus de 100 000 personnes la capacité d’accueil des prisons. Les exemptions de peine et les amnisties présidentielles ne sont suivies que de peu d’effets. Selon l’Organisation des droits humains, une ONG turque, plus de 1 400 prisonniers malades sont incarcérés dans les prisons du pays, dont au moins 335 nécessitent une assistance ou une surveillance constante.

Lors de son audience à Silivri, Ekrem Imamoglu a contesté point par point les charges montées contre lui. Face aux juges, il a lancé : « Il ne s’agit pas d’un procès, mais d’une punition. » Un nouveau passage devant la cour était prévu ce mercredi 16 juillet, à 10 heures précises.