mis à jour le Mardi 21 octobre 2025 à 15h56
Lemonde.fr | Par Nicolas Bourcier (Silivri et Trabzon [Turquie], envoyé spécial)
Une fois encore, il a assisté à l’audience. Comme à chaque fois, Hüseyin a pris sa voiture pour faire les deux bonnes heures de trajet qui séparent son domicile du centre pénitentiaire de Silivri, en lointaine banlieue d’Istanbul. Et, comme à chaque fois, ce quinquagénaire aux yeux bouffis de fatigue, qui préfère rester anonyme, a réussi à se glisser dans les travées du tribunal pour voir arriver Ekrem Imamoglu sous les acclamations de la foule, toujours aussi dense. En chœur avec les autres, il a scandé à tue-tête devant les juges, auditionnant pour la énième fois le maire de la mégapole du Bosphore : « Président Imamoglu ! »
Voilà plus de six mois que le rival le plus dangereux du président, Recep Tayyip Erdogan, a été incarcéré. Six mois qu’il a été désigné par sa formation, le principal parti de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), candidat à la présidence du pays et qu’il croule sous les procédures. Une dizaine de procès auraient été engagés contre lui, personne ne sait très bien. Même ses avocats et soutiens les plus fervents, comme Hüseyin, ont du mal à tenir un décompte précis.
« Faire de la politique aujourd’hui en Turquie, c’est ça : courir les procès pour ceux qui ne sont pas encore derrière les barreaux », résume-t-il. Au total, dix-huit maires CHP ont été jetés en prison. Plusieurs centaines d’élus, de conseillers municipaux et collaborateurs les ont rejoints au cours des derniers mois. Quatre-vingt-dix rien qu’ici, à Silivri.
En plus des enquêtes pour corruption, fraudes et insultes, Ekrem Imamoglu est accusé, ce vendredi 26 septembre, d’avoir « cherché à influencer un procès ». Pour cette seule affaire, il risque jusqu’à quatre ans de détention et une peine inéligibilité, réclamés par le procureur. Lui paraît en forme. Donnant l’impression de s’adresser davantage au public qu’au juge, l’édile évoque dans sa longue plaidoirie la colère, la tristesse et la lassitude du pays devant toute cette « instrumentalisation de la justice ». Et ajoute : « Nous n’avons pas peur ! » L’audience est renvoyée au 12 décembre.
Hüseyin y sera. « Bien sûr, l’appréhension de voir un jour la police débarquer chez soi est réelle, dit-il. Mais nous sommes tous encore tellement sous le choc. Même après deux décennies d’Erdogan, personne ne s’attendait à une telle escalade dans l’arbitraire. » Le malaise, depuis l’arrestation d’« Ekrem », assure-t-il, est de plus en plus palpable au sein de l’opinion publique.
Les sondages montrent que seule une minorité croit que la justice agit de manière indépendante, comme l’affirme le président. Sa formation, le Parti de la justice et du développement (AKP), stagne en deuxième position derrière le CHP, une première depuis son arrivée au pouvoir, en 2002. Et la cote d’Ekrem Imamoglu n’a cessé de monter. Près de 24 millions de signatures ont été récoltées pour exiger sa libération et des élections anticipées, a annoncé sa formation début octobre. « Cette colère ne va pas s’éteindre, même s’il est évidemment impossible de mobiliser le pays comme dans les premières semaines qui ont suivi son incarcération », souffle Hüseyin.
Lui-même se présente comme un « petit » conseiller municipal d’arrondissement de la rive asiatique. Fraîchement élu en 2024, il dit avoir été peu actif au sein du CHP avant la vague d’arrestations. Mais depuis, Hüseyin n’arrête pas, toute la semaine, occupé à faire tourner la machine municipale, les réunions, les commissions et les mobilisations. Au début, il a passé ses nuits dans les bureaux de la mairie d’Istanbul. Comme le chef du parti, Özgür Özel, et des dizaines d’autres, il craignait que le pouvoir intervienne et nomme un administrateur judiciaire pour diriger la municipalité. « Ils ne l’ont pas fait, mais les procès ont commencé à pleuvoir sur le parti. Ils veulent que le CHP devienne une coquille vide. Ils s’en prennent même désormais au maire d’Ankara. »
Aujourd’hui, plus personne ne dort dans le bâtiment, devenu le symbole figé du bras de fer entre le pouvoir et l’opposition. L’aile administrative fonctionne comme en temps normal. « Vous vous rendez compte, la mairie tient debout malgré l’arrestation de tous ces cadres », glisse l’élu, non sans fierté.
Et maintenant ? Hüseyin n’a pas de réponse. Il n’a pas le temps de se rendre aux meetings organisés chaque week-end dans une ville de province par Özgür Özel, mais il participe à ceux qui ont lieu tous les mercredis dans un quartier différent d’Istanbul : « Je suis à chaque fois surpris par le nombre de personnes toujours présentes. » Le 1er octobre, ils étaient plusieurs dizaines de milliers sur la place Fevzi-Çakmak à Küçükçekmece pour écouter le patron du CHP dénoncer le « coup d’Etat du 19 mars » et louer « cette lutte en cours, qui viendra à bout de ceux qui tentent de s’accrocher au pouvoir par l’oppression ». Il s’agissait de son 58e meeting, depuis mars.
Ulas, de son nom d’emprunt, était, lui, présent à celui de Kadiköy, un mercredi de septembre. Etudiant de 21 ans en sciences humaines à l’université Galatasaray, membre du mouvement étudiant de gauche Sol Genç, il reconnaît que le CHP n’était pas sa tasse de thé jusqu’à l’arrestation du maire. Depuis, il porte sur lui un autre regard, notamment grâce à la faconde de son leader et à sa capacité à maintenir un cap sous la tempête.
« En fait, on n’a pas d’autre choix », explique-t-il. L’avenir du pays, son système électoral, éducatif, médiatique, sa crise économique et sociale aussi, l’environnement et les terres accaparées par le pouvoir, tout y passe : « C’est tout le système qui est détraqué, les gens s’appauvrissent, le régime contrôle toutes les institutions, et maintenant il veut mettre la main sur le principal parti. Comment voulez-vous que la colère ne monte pas ? » Ulas sourit à l’évocation des mouvements de sa génération, la Gen Z au Bangladesh ou au Népal qui ont emporté des gouvernements que l’on croyait indéboulonnables. « Bien sûr que cela nous motive », assure-t-il, persuadé qu’ici aussi « il y aura une fin ».
Lui-même a prononcé un discours sur une tribune lors d’une manifestation organisée à Istanbul, fin mars. Comme les autres porte-voix étudiants ayant pris la parole à visage découvert, Ulas s’est ensuite caché pendant plusieurs semaines, dormant chaque soir dans un lieu différent. La police est bien venue chez lui, comme chez les autres. « Je me suis présenté devant le juge lorsque cela s’est un peu relâché. Les procès, eux, courent toujours. » Au total, 1 900 personnes, en grande majorité des étudiants, ont été arrêtées au plus fort de la mobilisation.
« Personne ne s’habitue à l’autocratie », lâche-t-il, dénonçant ce qu’il qualifie de « grande injustice ». Il ne s’agit pas seulement d’Ekrem Imamoglu, ni seulement de la Turquie. Il s’agit, selon lui, d’une course mondiale pour défendre la démocratie. « Avec nos mobilisations, nous avons rendu l’air plus respirable, il faut continuer. »
A Trabzon, au bord de la mer Noire, fief à la fois ultranationaliste et traditionnel de l’AKP, le leader Özgür Özel s’est adressé à une foule nombreuse rassemblée sur la place centrale de la ville. C’était un dimanche de juillet, un jour de grand beau temps. De sa voix grave, il a mis en garde : « Si nous reculons d’un seul pas, ils ramèneront ce pays cent ans en arrière. Si nous disons un mot de moins, ils réduiront tout le monde au silence. »
Erdal, comme les autres, a applaudi. Ingénieur, marié, un enfant, lui-même ancien électeur de l’AKP et aujourd’hui soutien du CHP, il se dit surpris et même impressionné par l’endurance de l’opposant. Lui, c’est le clientélisme et la mainmise sur les rouages de l’économie qui l’ont éloigné du parti d’Erdogan. La mise au pas aussi « toujours plus systématique », comme il dit, de toute voix critique : « Il y a peu, lors d’une soirée arrosée, un proche a dit un peu fort tout le mal qu’il pensait de Bilal Erdogan, le fils du président, pressenti pour devenir son successeur. Il a été dénoncé, il a comparu et pris plusieurs années avec sursis. Comment peut-on justifier cela ? »
Sur la place noire de monde, il se souvient avoir croisé des supporteurs de son équipe fétiche, le club de Trabzonspor. « La période à venir s’annonce difficile, peut-être même encore plus sombre que ces derniers mois, assure Erdal, mais il y a aujourd’hui partout des personnes qui pensent qu’il faut faire quelque chose. » Même ici, dans cette place forte de l’AKP. Pour la première fois, lui et ses amis ne se sont pas rendus au meeting de Recep Tayyip Erdogan, organisé dimanche 12 octobre, au Palais des sports de la ville.