En Syrie avec la dame de Rakka

mis à jour le Jeudi 13 février 2020 à 16h30

lemonde.fr | Par Alain Frachon, éditorialiste au « Monde »  | Publié le 13/02/2020

« Le rêve caressé par les quelque 2 millions de Kurdes de Syrie s’estompe »

Dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde », revient sur la volonté, portée par des militants comme la maire adjointe de Rakka, Leïla Mustapha, d’imaginer une autre Syrie et de refuser l’alternative « Bachar ou les barbus ».

Chronique. Quelque part au bord de l’Euphrate, dans une petite ville en ruines, une jeune femme rêve d’une autre Syrie. Leïla Mustapha, 32 ans, aimerait que son pays échappe à la guerre, qui y sévit toujours, mais aussi à la dictature, qu’il s’agisse de celle de Bachar Al-Assad ou de quelque puissance étrangère. Leïla Mustapha sait de quoi elle parle. Elle est maire, très exactement maire adjointe, de Rakka, l’ex- « capitale » de l’organisation Etat islamique (EI).

Elle est Syrienne, ingénieure civile, major de sa promotion, chargée de la reconstruction d’une ville à majorité arabe. Symbole de la barbarie djihadiste, Rakka reste traumatisée, en partie démolie par les combats menés pour en chasser l’EI. Leïla Mustapha est aussi Kurde, fille de ce pays kurde syrien qui, au nord du pays, court le long de la frontière avec la Turquie.

Elle veut croire que la Syrie et notamment sa région ne sont condamnées ni à la botte de Damas ni à celle d’Ankara. Elle n’a pas peur de l’adversité, comme elle le raconte dans un livre coécrit avec la journaliste Marine de Tilly, La femme, la vie, la liberté (Stock, 250 p., 19,50 euros). Mais elle est bien seule, Leïla Mustapha.

Les Kurdes de Syrie ne sont plus dans l’actualité. On les a oubliés, maintenant qu’ils ont fait le boulot : un face-à-face victorieux, sur le terrain, maison à maison, contre la soldatesque islamiste. Avec Damas, ils entretiennent une relation orageuse, tantôt dans une alliance tactique, tantôt en conflit. Ils ont été lâchés par les Russes, qui furent un temps des partenaires. Ils ont été trahis par les Etats-Unis et les Européens dont ils furent les indispensables alliés contre l’EI. Ils sont aujourd’hui attaqués par la Turquie, qui s’installe dans leur région. Mesure chiffrée de l’ingratitude manifestée à l’égard des combattants kurdes de Syrie : ils ont eu 11 000 morts et des milliers de blessés graves dans les combats contre l’EI – blessés qu’ils n’arrivent pas à venir faire soigner en Europe.

Un caractère trempé dans l’épreuve

Depuis quelques semaines, chasseurs syriens et russes pilonnent le massif d’Idlib, dans l’ouest du pays, où vivent 3 millions de personnes. Idlib est le dernier bastion de la rébellion armée contre Bachar Al-Assad. Celle-ci est, pour l’essentiel, composée de groupes islamistes, des Arabes sunnites, protégés de l’armée turque – laquelle est entrée en confrontation avec la Syrie.

Les Kurdes craignent un exode massif sur le peu de territoire qu’ils contrôlent encore. Pareil mouvement accélérerait une politique d’épuration ethnique encouragée par Ankara.

Le rêve caressé par les quelque 2 millions de Kurdes de Syrie s’estompe. Au fil de ces huit années de guerre, le principal parti autonomiste local, le PYD, a cherché à rassembler en une zone continue les trois cantons majoritairement kurdes du pays (Afrin, Kobané et Jaziré). Avec deux gros obstacles : ce Rojava, le Kurdistan syrien, est, ici et là, traversé de régions majoritairement arabes ; d’autre part, il longe la frontière avec une Turquie en guerre contre ses propres autonomistes kurdes, ceux du PKK.

C’est là qu’intervient Leïla Mustapha. Fille de Rakka, bourgade de garnison du temps du mandat français devenue riche avec un barrage sur l’Euphrate, Leïla a vécu la dictature du clan Al-Assad, puis la tyrannie sanguinaire de l’EI. Elle a connu l’ostracisme de Damas à l’égard des Kurdes, puis la guerre. Parce qu’elle est ingénieure, parce qu’elle a milité dans une petite formation, le Parti de la Syrie future, dans l’orbite du PYD, parce qu’elle est réfléchie, posée, presque timide mais avec un caractère trempé dans l’épreuve, cette jeune femme va faire l’unanimité pour codiriger la mairie de Rakka.

« Dékurdiser » la région

Dans cette ville, les Kurdes sont minoritaires, mais Rakka, à l’automne 2017, a été libérée par des forces majoritairement kurdes dirigées par le PYD. Sans ces forces, appuyées par l’aviation américaine, la peste djihadiste sévirait encore – et menacerait l’Europe.

Mais voilà, le PYD est un enfant du parti frère turc, le PKK, qui a commis l’erreur stratégique majeure, en 2013, de reprendre la lutte armée contre Ankara. Dès lors, la Turquie va moins que jamais tolérer un Rojava autonome le long de sa frontière qui, selon elle, servira de base de repli au PKK.

Peu importe qu’aucun coup de feu n’ait été tiré contre la Turquie depuis le Rojava. Peu importe que nombre de militants kurdes se soient employés à « syrianiser » leur combat, à le distinguer du PKK, à affirmer leur singularité syrienne. Dès que Donald Trump lui a donné son feu vert, en octobre 2019, Recep Tayyip Erdogan a poursuivi son offensive dans le nord-est syrien. Ses supplétifs arabes syriens, des voyous islamistes, chassent les Kurdes de certaines de leurs places fortes, volent, pillent, terrorisent.

L’objectif d’Ankara est de « dékurdiser » la région frontalière pour s’assurer de la profondeur stratégique dans le combat contre le PKK ; celui de Damas est d’en revenir exactement à la Syrie « d’avant », qui traitait les Kurdes en sous-citoyens. Les uns et les autres écrasent des expériences menées ici et là par des Kurdes tels que Leïla Mustapha qui, ignorant le marxisme-léninisme dogmatique des origines du mouvement, entendent aujourd’hui pratiquer la démocratie municipale, la réconciliation arabo-kurde, l’égalité femmes-hommes : « la reconstruction de Rakka, je la mène non au nom de l’autonomie du Kurdistan, mais au nom de la Syrie de demain », dit-elle. Prudence politique, peut-être. Mais ce qui mériterait d’être soutenu par l’Europe ici, à Rakka, c’est cette volonté, que l’on a connue ailleurs au début de la révolte syrienne, d’imaginer une autre Syrie, de refuser l’alternative « BB » – « Bachar ou les barbus ». A Rakka, menacée de toutes parts, Leïla Mustapha poursuit l’expérience. Mais jusqu’à quand ?