En Iran, le fracas silencieux de la répression des mollahs

mis à jour le Jeudi 26 juin 2025 à 22h00

Lefigaro.fr | Delphine Minoui

Fragilisé par les frappes israéliennes, victime d’une infiltration sans précédent du Mossad, le régime iranien profite de sa chasse aux « espions » pour resserrer l’étau sur la société civile.

La guerre est terminée ! » Combien de fois ­Nastaran*, sociologue de 38 ans, a-t-elle dû se pincer pour ne pas exploser de colère en lisant, dans la nuit du 23 juin au 24 juin, cette déclaration jubilatoire du président américain ? Car si un cessez-le-feu entre Téhéran et Tel-Aviv a été décrété, au terme de douze jours et douze nuits d’enfer sous un déluge de frappes israéliennes, la guerre ne fait que commencer : celle, dit-elle, d’« un régime iranien fragilisé, mais revanchard, qui se retourne contre sa propre population ». À peine les armes se sont-elles tues, au petit matin du mardi 24 juin, que le fracas silencieux d’une répression féroce s’est abattu sur le pays.

Les arrestations, qui avaient commencé durant l’offensive israélienne Rising Lion, se démultiplient. Elles visent, tous azimuts, les présumés « espions du Mossad » et les « agents perturbateurs ». Ce mercredi 25 juin, trois Kurdes ont été pendus à Ourmia, ville du nord-ouest proche de la Turquie. « Ils ont tenté d’importer de l’équipement pour mener des assassinats et ont été arrêtés pour coopération en faveur du régime sioniste », affirme froidement un communiqué du ministère de la Justice, en diffusant des photos des trois accusés, vêtus de l’uniforme bleu des prisonniers. Deux jours plus tôt, un autre homme taxé d’espionnage a été pendu. Ce regain d’exécutions, sans avocat ni procédure en bonne et due forme, fait suite à l’annonce, faite par le ministre de la Justice, Gholamhussein Mohseni Ejei, d’une accélération des « affaires liées à la sécurité, notamment au régime usurpateur (Israël) ­et au fait d’agir comme cinquième colonne de l’ennemi ». Le porte-parole du pouvoir judiciaire parle également ­d’une nouvelle loi sur l’espionnage permettant une réaction « rapide et ferme » contre les « infiltrés » alors que le Parlement a déjà adopté un projet de loi durcissant les peines à ce sujet.

« Au nom d’un ennemi extérieur, le pouvoir impose sa terreur et traque ses ennemis intérieurs », déplore Nastaran, en constatant « une volonté d’intimider l’intégralité de la société ». Confrontée ­à son incapacité d’avoir su prévenir les réelles infiltrations des services de renseignements israéliens, la République islamique instrumentalise la situation en procédant à des arrestations arbitraires, tout en renouant avec sa vieille tradition des aveux forcés diffusés à la télévision d’État. Cette semaine, on apprenait aussi que neuf enseignants syndicalistes de la ville de Kerman étaient poursuivis pour « offense aux hauts responsables de la République islamique, y compris le guide suprême » (l’ayatollah Ali Khamenei), « propagande contre le régime » et « atteinte à la sécurité ­nationale ».

À Téhéran, où les forces de l’ordre et les miliciens bassidjis ont repris du service, les habitants vivent avec la peur des contrôles et des arrestations arbitraires. « L’autre jour, quatre policiers en civil ont interpellé mon frère en pleine rue. Ils ont exigé l’accès à son téléphone portable. Quand ils ont vu qu’il avait l’application WhatsApp, et qu’il avait échangé des messages avec l’étranger, ils l’ont aussitôt accusé d’être un espion. Puis, ils l’ont roué de coups avant de l’abandonner sur la voie publique », raconte Soudabeh*, une Kurde iranienne. Comme à chaque crise, les minorités et les réfugiés subissent de plein fouet la répression. À Kermanchah, ville à majorité kurde du nord-ouest du pays, où une centaine de personnes ont été interpellées, le procureur a interdit aux Afghans de circuler en ville, « sous peine de les transférer dans des camps ».

Malgré le coup de massue, la vie reprend fébrilement. À Téhéran, les voisins se rendent visite et s’entraident. Les familles déplacées reviennent. Les commerces remontent leur rideau de fer. Finies, les queues devant les stations essence et les nuits d’insomnie. Éreintés mais lucides, la plupart des Iraniens regardent d’un air désabusé la République islamique tenter de remobiliser ses troupes : annonçant pour samedi les funérailles en grande pompe des hauts gradés et scientifiques tués par Israël ; défiant la communauté internationale en annonçant une suspension de la coopération avec l’Agence Internationale de l’énergie atomique et une « nouvelle vision » du programme nucléaire. Ce jeudi, une cérémonie très encadrée a rendu « hommage » à Hossein Salami, le chef des gardiens de la révolution, les pasdarans, l’armée idéologique, dont de grosses pointures ont été liquidées.

Alors que l’ayatollah Khamenei a adressé, ce même jeudi, ses « félicitations » à la « grande nation iranienne » pour « sa victoire » contre « le régime sioniste » et l’Amérique, un sentiment de ras-le-bol et une impression de grand gâchis prévalent à travers le pays. « Le pouvoir, unique responsable de ces frappes à cause d’un programme nucléaire qu’il avait accéléré, n’a rien fait pour nous protéger : ni abri antiaérien, ni sirènes, ni alertes sur nos téléphones portables. En face, Israël et Washington nous ont bombardés en nous faisant miroiter un changement de régime. Puis ils nous ont copieusement lâchés en nous livrant en pâture aux derniers survivants du pouvoir », peste un activiste iranien.

Pendant ce temps, les questions fusent sur l’ampleur de la destruction de l’arsenal nucléaire en question. Anéanti pour de bon ou retardé pour quelques années ? « On entend tout et son contraire », concède Leyla*, une journaliste indépendante jointe à Téhéran. Alors qu’elle navigue entre plusieurs VPN pour garder une connexion web sécurisée, les autorités tentent d’imposer leur propre réseau internet, baptisé « internet Sefid » (« internet blanc »), susceptible de contrôler les utilisateurs et de sanctionner les voix dissonantes. « La République islamique veut affirmer son monopole sur le récit de cette guerre, pour les morts comme pour les vivants », déplore-t-elle.

Ce mardi 24 juin, des reporters ont eu pour la première fois la possibilité d’accéder à un immeuble de Téhéran touché par une frappe israélienne. À ce jour, tous les accès aux sites bombardés avaient été bloqués par les autorités. « Il y a une semaine, un de mes collègues s’est même fait violemment interpeller pour avoir tenté d’aller à l’hôpital pour interviewer des blessés », raconte-t-elle. Les familles des victimes refusent néanmoins de céder au silence imposé. Dans un message publié sur Instagram, l’écrivain Reza Khandan Mahabadi laisse s’exprimer sa colère après la mort de son ex-épouse, l’artiste peintre Mehrangiz Imanpour, fauchée à son domicile lors de l’attaque israélienne du lundi 23 juin contre la prison d’Evin, qui a également causé la mort de plusieurs détenus : « Elle était la beauté de la vie de mes deux enfants. La guerre entre deux régimes rétrogrades et bellicistes a pris la beauté de leur vie. Dans ce pays, les êtres laids ont sacrifié tant de “Mehrangiz”, tant de beauté, pour consolider le trône de leur ignoble pouvoir. »

Tandis que le régime somme les rédactions des médias iraniens de ne pas diffuser de « fausses informations », le décompte des victimes - civiles et militaires - de l’opération Rising Lion reste un véritable casse-tête. Il attendrait les 610 morts, selon le ministère de la Santé, et pourrait frôler le millier selon les organisations de défense des droits humains. L’identification des fonctions réelles des victimes complique encore plus la tâche. Selon l’agence de presse Fars, l’épouse de Javad Pourrajabi, l’un des commandants de la division aérospatiale des gardiens de la révolution, n’a découvert le vrai métier de son mari qu’après sa mort, alors qu’elle le pensait simple « serveur de thé ». « Son épouse ne savait pas qu’il était commandant, mais le Mossad, lui, était au courant », ironise une journaliste.