Empêchons une guerre entre Turcs et Kurdes


lundi 29 octobre 2007

Kendal NEZAN Président de l’Institut kurde de Paris

Je reviens du Kurdistan irakien où la population reste sereine mais très mobilisée face aux menaces turques d’intervention militaire. Les dirigeants politiques font preuve d’unité et affichent leur détermination à défendre leur pays et leurs libertés chèrement acquises. Environ 40 000 peshmergas (combattants kurdes) sont déployés le long de la frontière turque avec l’ordre de s’opposer par tous les moyens à une invasion turque.

L’état d’esprit dominant chez les Kurdes d’Irak, et dans une très large mesure chez les Kurdes des pays voisins et de la diaspora, est que la Turquie veut se servir du prétexte de la lutte contre le PKK pour envahir le Kurdistan irakien et détruire les institutions du jeune Etat kurde autonome : pour les nationalistes turcs, toute entité étatique kurde constitue un danger pour la fragile «unité nationale turque» par sa valeur d’exemple pour les quelque 18 millions de Kurdes de Turquie.

Les généraux turcs et leurs relais dans les médias et les partis politiques ne cessent de ressasser ce thème pour préparer l’opinion turque à une guerre contre les Kurdes d’Irak. Pourtant, l’usage abondant du spectre de «péril kurde» lors des récentes élections n’a pas produit les effets escomptés puisque les candidats des partis ultranationalistes proches de l’armée ont essuyé de sérieux revers dans l’électorat turc. Et les électeurs kurdes se sont partagés entre le parti prokurde de la Société démocratique (DTP) et le Parti de justice et développement (AKP) du premier ministre Erdogan, parce que ce dernier parlait de la nécessité de reconnaître la «réalité kurde» et s’opposait à toute intervention militaire. On se souvient encore de son fameux discours électoral où il invitait les généraux turcs à réduire d’abord les milliers d’hommes armés du PKK agissant à l’intérieur des frontières turques. Ce constat est également partagé par les responsables politiques kurdes irakiens. Ils font remarquer que la lutte armée du PKK, lancée en 1984, est bien antérieure à l’émergence d’un gouvernement kurde irakien, en 1992, et que ni les quelque 24 incursions militaires turques dans le Kurdistan irakien ni la capture du chef du PKK Abdullah Ocalan au Kenya, grâce au soutien de la CIA, n’ont permis à Ankara de régler «le problème du PKK».

Si la Turquie n’a pas été capable de supprimer les bases du PKK dans ses montagnes de Dersim et de Bingöl, comment peut-elle demander à l’Irak de chasser les maquisards du PKK de leurs repaires de haute montagne le long des frontières avec la Turquie et l’Iran ? Si les quelque 140 000 soldats turcs massés sur la frontière ne sont pas à même d’empêcher l’infiltration des militants du PKK, comment peut-on espérer que le gouvernement kurde boucle cette frontière alors qu’il doit déjà redoubler d’efforts pour protéger son territoire contre les menées terroristes d’Al-Qaeda et des baasistes ? Sans oublier que ni la population ni l’armée kurde n’accepteraient de s’engager dans un combat fratricide contre d’autres Kurdes quelle que soit, par ailleurs, leur opinion sur la politique et les méthodes du PKK.

L’heure du choix est venue pour les dirigeants turcs. Soit ils optent une nouvelle fois pour une solution militaire en s’aventurant dans le Kurdistan irakien, soit le gouvernement Erdogan, fort de sa légitimité démocratique récemment renouvelée, prend son courage à deux mains pour amorcer un processus de règlement politique de cette lancinante question kurde qui empoisonne la vie politique du pays. Malgré la répression dans le sang de leurs 29 insurrections sous la République turque, malgré les déportations, la destruction des milliers de villages et les massacres, malgré l’interdiction, jusqu’en 1991, de leur langue et de leur culture et la persécution de leurs élites, les Kurdes sont toujours là et font preuve d’une vitalité rare. Ils restent attachés à leur identité, à leur terre, et refusent l’assimilation turque, mais, par réalisme, ne revendiquent pas la mise en cause des frontières existantes. Ils savent qu’ils ne peuvent pas vaincre militairement la Turquie mais celle-ci ne peut pas non plus les rayer de la carte, comme elle l’a fait avec les Arméniens et les Grecs d’Anatolie.

Les conditions d’un règlement politique se dégagent sur un compromis minimal en trois points.

– Reconnaissance dans la Constitution turque de l’identité kurde et des droits culturels, linguistiques et politiques qui s’y rattachent (enseignement et médias en langue kurde, liberté de créer des associations et partis politiques kurdes, etc.).

– Amnistie générale pour les militants du PKK et pour les militaires turcs impliqués dans les massacres contre les Kurdes, pour tourner définitivement le long et douloureux chapitre de la guerre et de la violence.

– Aide à la reconstruction de plus de 3 000 villages kurdes détruits par l’armée et au retour dans leur foyer de plus de deux millions de Kurdes déplacés.

Les Etats-Unis, qui sont à la fois les alliés de la Turquie et du Kurdistan, déploient des efforts soutenus pour convaincre Ankara que le moment est venu de trouver un règlement politique. La Turquie, qui a déjà un commerce florissant de l’ordre de 5 milliards de dollars par an avec le Kurdistan, pourrait aussi bénéficier de la manne pétrolière de l’Irak. Curieusement, l’Union européenne, qui abrite environ 2,5 millions de Turcs et plus d’un million de Kurdes et qui, comme le montrent les récents actes de violence des Loups gris turcs à Bruxelles contre les commerces kurdes et arméniens, risque de subir de plein fouet les conséquences d’un conflit aggravé entre Turcs et Kurdes, reste peu active. Javier Solana, dont on ne compte plus les déplacements à Téhéran et à Ramallah, n’a pas encore trouvé le chemin d’Erbil. La France, dont le chef de la diplomatie, Bernard Kouchner, entretient de bonnes relations avec les Turcs et les Kurdes, peut jouer un rôle actif dans cette crise. L’Europe pourrait aussi charger des personnalités comme Tony Blair et Felipe González de conseiller Ankara dans la recherche d’un règlement. Les Occidentaux doivent agir d’urgence et ensemble pour empêcher une guerre kurdo-turque qui serait désastreuse pour tous.