Lemonde.fr | Romain Geoffroy, Lara Pino Lerro et Romain Imbach (Infographie)
Bien que cette décision historique soit susceptible de mettre fin à plus de quarante ans d’un conflit fratricide, ses conséquences concrètes demeurent floues pour l’avenir du mouvement kurde, tant en Turquie qu’à l’étranger.
Après plus de quarante ans d’un conflit meurtrier entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et le gouvernement turc, le groupe armé a annoncé sa dissolution, lundi 12 mai. Si cette déclaration soulève de nombreux espoirs, notamment au sein de la communauté kurde, peu de précisions sur ses effets concrets ont filtré et ses implications restent floues pour l’avenir du mouvement, en Turquie comme à l’étranger.
Fondé en avril 1979 par Abdullah Öcalan près de Diyarbakir (sud-est de la Turquie), le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est un mouvement armé d’extrême gauche avec, comme objectif initial, l’instauration d’un Etat kurde indépendant, d’obédience marxiste-léniniste et non aligné. Les combats avec l’Etat turc commencent cinq ans plus tard, en 1984, et ne cessent qu’en de rares occasions. En près de quarante ans, ces combats fratricides ont causé la mort de plus de 40 000 personnes, majoritairement kurdes, et provoqué le déplacement de 2 millions à 3 millions de personnes.
Considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, mais aussi par les Etats-Unis et l’Union européenne, le PKK voit son chef incarcéré dès 1999 sur l’île-prison d’Imrali (nord-ouest de la Turquie). Emprisonné depuis vingt-six ans, Abdullah Öcalan a évolué dans ses convictions, ce qui a eu une incidence sur celles de son mouvement.
Dès les années 2000, l’objectif d’un Kurdistan unifié est abandonné, et le PKK milite pour l’instauration d’une vraie démocratie participative en Turquie, avec un discours axé sur les droits humains, l’écologie et le féminisme. D’une douzaine d’hommes à ses débuts, le PKK est passé aujourd’hui, selon des estimations, à près de 5 000 cadres. Son commandement militaire est établi dans les monts Qandil (nord de l’Irak).
Malgré son recentrage sur la Turquie, le parti conserve des liens forts avec les communautés kurdes à l’extérieur de cet Etat, notamment en Iran, en Irak – où les Kurdes disposent d’une région autonome depuis 2005 – et en Syrie – où les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance militaire à majorité kurde créée pour combattre le régime dictatorial de Bachar Al-Assad (renversé le 8 décembre 2024), contrôlent près de 30 % du territoire.
De l’avis des spécialistes de la région, il était difficile d’imaginer une telle issue il y a encore un an. Cependant, la situation a changé quand, en octobre 2024, le principal allié du président turc, Recep Tayyip Erdogan, l’ultranationaliste Devlet Bahçeli, a tendu la main au fondateur du PKK et lancé une médiation par le truchement du Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie (DEM), troisième formation politique du pays et pilier du mouvement politique kurde.
De sa cellule, Abdullah Öcalan a accepté cette main tendue du pouvoir en lançant, le 27 février, un appel à la dissolution du PKK et en demandant à ses partisans de déposer les armes afin de privilégier dorénavant la voie politique pour défendre les droits des Kurdes de Turquie. Le chef historique de 76 ans, dont l’influence reste majeure, rappelle alors que le contexte dans lequel avait commencé la lutte armée, au cours des années 1970, avec notamment le déni de l’identité kurde, a profondément changé.
« En près de cinquante ans, la sociologie des Kurdes a beaucoup évolué : la population est devenue essentiellement urbaine, une classe moyenne kurde a émergé et la culture kurde s’est développée à l’échelle internationale », analyse Hamit Bozarslan, directeur de recherche à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de la question kurde. Toutes ces évolutions justifient, aux yeux du fondateur du mouvement, d’abandonner la lutte armée pour normaliser ses relations avec le pouvoir turc.
Dès le 1er mars, le PKK a répondu favorablement à l’appel de M. Öcalan, annonçant un cessez-le-feu immédiat avec les forces turques. Toutefois, il a ensuite dit avoir des difficultés à réunir son congrès, alors que l’aviation turque continuait de bombarder ses positions. A l’issue dudit congrès, qui s’est finalement tenu du 5 au 7 mai dans les montagnes du nord de l’Irak, le groupe a officiellement annoncé, le 12 mai, la dissolution du parti et sa volonté de mettre fin à la lutte armée. Le PKK affirme alors que sa dissolution « fournit une base solide pour une paix durable et une solution démocratique », appelant le Parlement turc à jouer « son rôle face à l’histoire ».
Le président turc a salué une « décision importante pour le maintien de la paix et la fraternité » dans son pays. « Nous avançons avec confiance vers notre objectif d’une Turquie sans terreur, surmontant les obstacles en brisant les préjugés et en déjouant les pièges de la discorde », a insisté M. Erdogan. « Nous attendons du pouvoir qu’il assume ses devoirs et ses responsabilités », lui a rapidement rétorqué le parti prokurde DEM, réclamant la « mise en place de mesures de confiance, concrètes et humanitaires, sans attendre la fin de [la fête musulmane de] l’Aïd[-el-Adha, au début de juin] ».
C’est encore difficile à dire pour le moment. « Mais le PKK n’en sort pas perdant, note le politiste Hamit Bozarslan. En négociant avec lui, le gouvernement turc le reconnaît comme acteur de la vie politique et son fondateur, Abdullah Öcalan, est réhabilité. »
Pour déterminer qui sont les gagnants de l’accord, il faudra néanmoins attendre d’en connaître les contreparties exactes. Si les Kurdes peuvent espérer voir diminuer la répression visant leurs représentants, cela n’est pas encore acté. Neuf maires du parti prokurde DEM ont, en effet, été destitués depuis les élections locales de mars 2024 pour des soupçons de terrorisme. A la fin de février, le maire kurde du district d’Esenyurt à Istanbul et membre du Parti républicain du peuple (CHP, opposition), Ahmet Özer, a, lui aussi, été destitué et renvoyé en justice pour des liens supposés avec le PKK.
Les combattants du PKK bénéficieront-ils d’une amnistie ? Qu’adviendra-t-il des cadres du mouvement ? Des maires kurdes seront-ils démis de leurs fonctions ? L’incertitude est totale. « On peut s’attendre à assister à un processus de normalisation et à une réintégration de la base militante du PKK et de certains de ses représentants, mais rien n’est sûr », pense Adel Bakawan, directeur de l’European Institute for Studies on the Middle East and North Africa. Mardi 13 mai, le parti DEM, proche du PKK, a demandé la libération rapide des prisonniers politiques malades et l’amélioration des conditions de détention de M. Öcalan. « Le pouvoir peut prendre certaines dispositions pour que la société, qui nourrit des doutes et des inquiétudes, puisse croire pleinement en ce processus », a déclaré son coprésident, Tuncer Bakirhan.
Les Kurdes de Turquie espèrent également une intégration de références culturelles kurdes dans la Constitution nationale, mais, là encore, aucun accord n’a vu le jour. « Il y aura des réformes du pouvoir turc. Il y aura des concessions », veut croire Hamit Bozarslan. De telles concessions pourraient cependant irriter la base nationaliste de M. Erdogan.
Le gouvernement turc entend également tirer parti de l’accord. Il a intérêt à voir la question kurde disparaître et éviter ainsi toute ingérence étrangère dans sa politique nationale. Mais, plus encore, la paix avec l’organisation armée kurde pourrait représenter un atout pour la Turquie dans sa politique régionale, écrit Adel Bakawan dans La Décomposition du Moyen-Orient (Tallandier, 320 pages, 21,90 euros) : « Ce rapprochement stratégique renforcerait la position d’Ankara dans les territoires kurdes, notamment en Syrie (…). Cela permettrait à Ankara de stabiliser ses frontières sud tout en contenant les aspirations autonomistes kurdes. » L’amélioration des relations avec la population kurde, qui représente environ 20 % de l’électorat turc, survient également à un moment important pour M. Erdogan, qui compte sur son vote lors d’une prochaine révision de la Constitution, laquelle lui permettrait de briguer un troisième mandat, en 2028.
La méfiance est encore de mise entre le PKK et le gouvernement d’Ankara. Ömer Çelik, le porte-parole de la formation présidentielle, le Parti de la justice et du développement (AKP), a accueilli la dissolution avec précaution, rapporte le journal turc Daily Sabah : « Ce sera un tournant lorsque la décision de dissoudre et de déposer les armes sera mise en œuvre concrètement et intégralement, y compris par toutes les branches et structures illégales du PKK (…), tant à l’intérieur qu’à l’extérieur [de la Turquie]. » Le flou persiste notamment quant à une faction syrienne émanant du PKK, les Unités de protection du peuple (YPG), principale composante des FDS et qui ne se considèrent pas concernées par l’appel à la dissolution.
Du côté kurde également, certaines craintes demeurent, à propos de la capacité de M. Erdogan à donner des gages de paix. Sa radicalisation autoritaire, qui a mené à de larges manifestations dans le pays depuis le mois de mars, alimente la peur d’une rechute.
La poursuite des répressions en Turquie et des bombardements sur le Kurdistan irakien – plus de 200 rien qu’en avril, selon RFI – laisse planer le doute. « Si la Turquie ne fait pas de concessions aux Kurdes, des groupes dissidents pourraient apparaître », met en garde l’historien Hamit Bozarslan. Un avis partagé par Adel Bakawan, qui note néanmoins que s’opposer à l’appel à la dissolution de M. Öcalan ne serait pas simple, et risquerait de mener à la décrédibilisation de ceux qui s’aventureraient dans cette voie.