Disparition du poète aventurier Gérard Chaliand, grand penseur des résistances

mis à jour le Vendredi 22 août 2025 à 17h26

Lepoint.com | Par Jérémy André

Aux côtés des guérillas depuis sa jeunesse, cet aventurier, poète et universitaire d’origine arménienne a inspiré les combats de plusieurs générations. Il disparaît à 91 ans.

Gérard Chaliand s'en est allé ce 20 août 2025. L'un après l'autre, depuis ce mercredi soir, les nombreux hommages hésitent. Que choisir dans un destin aussi immense ? « Écrivain voyageur, poète, aventurier, spécialiste des guerres et de géostratégie », énumère sa première nécrologie, comme des titres de noblesse à rallonge pour un Grand du royaume de l'esprit. Le public le connaissait pour ses commentaires avisés sur l'actualité internationale ; les experts le citaient pour ses recherches sur les conflits « irréguliers », les rébellions, le terrorisme et la contre-insurrection ; les littéraires encensaient son recueil de vers libres Feu nomade ; les étudiants potassaient ses atlas et ses sommes académiques ; il avait enseigné à l'ENA et à l'École de guerre, mais aussi à Harvard et à Berkeley, aux États-Unis…

Mais il était encore bien plus que cela, explorateur, anthropologue, historien, professeur et mentor, épicurien, et surtout compagnon de route de grandes causes, au premier rang desquelles celle des Kurdes, embrassée dès la première heure. Ils ne s'y sont pas trompés : comme réconciliés par cette figure œcuménique, les représentants des factions rivales de ce vaste peuple sans État du Moyen-Orient se sont succédé à sa chambre d'hôpital ces derniers mois, parmi les proches, amis, fidèles et admirateurs…

Immortel Gérard Chaliand

« Les gens comme ça se comptent sur les doigts d'une main », rappelle son « jumeau », l'écrivain aventurier Patrice Franceschi, répondant à l'appel du Point depuis une montagne de l'Arménie, patrie des ancêtres de Chaliand. Ils se connaissent depuis plus de quarante ans, du temps de l'invasion soviétique de l'Afghanistan où ils formaient le noyau de camarades louvoyant entre humanitaires, diplomates de l'ombre, internationalisme et guérilla antisoviétique. De vingt ans son aîné, Gérard a été le parrain du fils de Patrice. Ils ont passé « des mois et des mois » sur la Boudeuse, le navire de ce navigateur corse, les « milliers d'heures » de leurs conversations se poursuivent dans la tête de l'ami qui lui survit et proteste : « Pour moi, il n'est pas mort. »

Loin d'être un lieu commun, la rareté de ce destin saute aux yeux des plus humbles baroudeurs qui l'ont croisé. Ailleurs, même dans le vaste monde anglo-saxon, il n'existe plus depuis longtemps un seul homme aux facettes aussi nombreuses et imposantes, à la manière des explorateurs polymathes du XIXe siècle, comme le Britannique Richard Burton : il a d'ailleurs consacré, tel celui qui avait été le premier traducteur occidental du Kamasutra, sa dernière œuvre à une Anthologie universelle de l'amour (2023, Belles Lettres). On hésite à lui comparer un ou deux contemporains français.

Pour bâtir cette vie chargée d'une centaine de volumes et d'autant de voyages, Chaliand s'y est pris tôt. Né à Bruxelles en 1934 dans une famille arménienne ayant fui le génocide, à peine sorti du fameux lycée Henri-IV – sans son bac –, il enfile des semelles de vent et se rue dans une pérégrination rimbaldienne à tout rompre, qui ne s'est tout à fait interrompue que dans les années 2020. Mais à la différence du graffeur de Charleville, il en sortira une œuvre longue et diverse, et des engagements forts.

Stratège de la résistance

Après un passage en Algérie à la veille de sa guerre d'indépendance, en 1952, puis un cursus aux Langues O', Chaliand rejoint sa première guérilla en Guinée-Bissau aux côtés du révolutionnaire Amílcar Cabral au milieu des années 1960, étudie ensuite les paysans du Nord-Vietnam mettant à genoux le titan américain, découvre, années après années, Colombie, Palestine, Israël, Érythrée, Afghanistan, Salvador, Pérou, Nagorno-Karabakh, Birmanie… Il en tire une science proprement expérimentale des mouvements de résistance qui ont marqué la géopolitique de la deuxième moitié du XXe siècle.

Son but, selon son premier essai, sur le Vietnam en guerre : investiguer « les raisons de l'exceptionnelle capacité de résistance du peuple ». Pour lui, loin d'être motivées par l'idéologie et le parti seuls, comme le théorise le marxisme-léninisme alors dominant, ces insurrections puisent leur force dans la volonté et la participation active des masses pour changer leur vie. Veillant à ne jamais plaquer comme nombre de ses contemporains une théorie toute faite sur les gestes romantiques des révolutions, Gérard Chaliand cultive son « savoir de la peau », ainsi qu'il l'a baptisé pour un livre.

L'approche à rebours des modes intellectuelles ne l'a pas empêché de multiplier, dans les années 1980 et 1990, après son doctorat d'État sur les « Révolutions dans le tiers-monde », les postes académiques dans des universités et écoles prestigieuses, sans jamais s'attacher à aucune, et en étant, comme beaucoup de penseurs français d'alors, presque plus reconnu outre-Atlantique que dans sa propre patrie. Est-ce cette trajectoire singulière qui l'a gardé, contrairement à d'innombrables intellectuels de l'époque, d'encenser des idoles rebelles devenues, aussitôt victorieuses, les nouveaux bourreaux de leurs peuples ? « C'était un penseur libre, ce qui était très rare, ne dépendant d'aucune institution », loue encore en quelques mots son ami Patrice Franceschi.

Cette liberté lui a aussi valu quelques inimitiés. Dès 2011, les partisans de la révolution syrienne et de ses groupes rebelles islamistes l'ont pris en grippe pour sa prudence sur l'après-Assad – où même si l'on se réjouit aujourd'hui de la chute du tyran, nul n'oserait lui donner entièrement tort, après les premiers massacres des Alaouites et des Druzes. Et après 2022, il refusait de se joindre à la vogue ukrainophile, scandalisant par un défaitiste, mais prophétique : « Les Russes ne peuvent pas perdre. »

Médaille des YPG

Prudent, il l'était, mais aussi audacieux et fidèle, et des dizaines de mouvements de résistance et de révolution de ses sept décennies de périples, il ne se dévoua à aucun comme il le fit pour les Kurdes. Il n'ignorait évidemment pas qu'en 1915 certains éléments s'étaient joints, sous la férule ottomane, à l'extermination des compatriotes arméniens de ses parents et aïeux. Mais contrairement à tant d'autres, la complexité de l'Histoire ne lui servait pas de prétexte à l'inaction. Pourquoi les Kurdes, spécifiquement ? « Il comprenait la psychologie politique des Kurdes », lui reconnaît Khaled Issa, représentant en France des Kurdes du Nord-Est syrien.

Bien avant que la minorité ne connaisse son heure de gloire avec sa lutte contre Daech, l'universitaire français avait produit une somme sur les Kurdes et le Kurdistan en 1978, puis cofondé, au début des années 1980, l'Institut kurde de Paris. Il faisait volontiers le pont entre les frères ennemis des différents partis, PKK, PDK, etc. À plus de 80 ans, il s'était rendu de nouveau plusieurs fois au « Rojava » – nom de la partie syrienne des zones kurdes –, aux côtés de Patrice Franceschi et de Bernard Kouchner, pour observer, mais aussi négocier, conseiller, plaider.

 

 « À chaque fois qu'on se séparait, il nous disait : “Nous ne nous rendrons jamais”, confie Khaled Issa. C'était quelque chose qu'il avait retenu de son oncle, et qui est aussi important pour les Kurdes : ne jamais accepter la défaite. L'essentiel, c'est de persévérer dans la résistance. » Pour son soutien, les Kurdes syriens lui ont remis, en février, sur son lit d'hôpital, une médaille de la résistance contre l'État islamique. Refusant des soins devenus inutiles, il ne s'est pas laissé vaincre. Il a continué ses conversations et a rendu à son éditeur ses derniers poèmes pour qu'ils soient publiés à la rentrée. L'un de ceux qu'il avait publiés en 2016 chez Gallimard, dédié à son père (ce « fil me rattachant à ce passé »), évoquait les membres de sa famille assassinés en 1915, dont un oncle, les armes à la main, se concluant d'un lapidaire : « On ne se rend pas. »