Désolation et insécurité dans les protectorats turcs du Nord syrien

mis à jour le Mercredi 24 mars 2021 à 17h20

lemonde.fr | Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante) | 19/03/2021

L’instabilité et le manque d’investissement dans les zones contrôlées par Ankara en Syrie entravent leur développement et laissent peu d’espoir quant à la relance de l’économie locale.

Au printemps 2020, Özkan, un universitaire turc, a failli être recruté par l’université de Gaziantep, alors en quête d’un maître-assistant pour sa nouvelle antenne, la faculté des sciences de l’éducation à Afrin, dans l’une des régions occupées par la Turquie dans le nord de la Syrie. « J’ai longtemps hésité. Les conditions matérielles étaient bonnes, mais après réflexion, j’ai décliné à cause de l’insécurité », explique le jeune homme, soucieux de garder l’anonymat et toujours en quête d’un poste.

Conquises par l’armée turque appuyée de rebelles syriens alliés, en mars 2018, après en avoir délogé la principale force armée kurde (YPG, Unités de protection du peuple), Afrin et sa région sont en proie à une violence endémique. Des attentats à la voiture piégée et des assassinats ciblés, attribués par Ankara aux combattants kurdes, se multiplient.

La sécurité à Afrin, comme dans les autres régions de Syrie contrôlées par la Turquie, « peut être qualifiée de fragile », souligne le chercheur syrien Khayrallah Al-Hilu, auteur d’une étude sur la situation dans les protectorats turcs, publiée en janvier, dans le cadre du projet « Wartime and Post-Conflict in Syria » du Centre Robert-Schuman de l’Institut universitaire européen de Florence.

Au fil de ses interventions militaires – dans le nord d’Alep en 2016, à Afrin en 2018, et à Aïn Issa et Tall Abyad en 2019 –, la Turquie a repoussé sa frontière de quelques dizaines de kilomètres, érigeant sa propre zone d’influence en Syrie. Sur place, sa stratégie repose sur deux principes : d’une part, le changement démographique, notamment le remplacement des populations kurdes par des Arabes et des Turkmènes, et d’autre part, l’instauration d’une administration locale subordonnée aux structures administratives turques.

De fait, ces territoires syriens sont désormais gérés par les provinces turques adjacentes. Gaziantep régente une partie du gouvernorat d’Alep, Hatay gère Afrin, et Sanliurfa gouverne les villes de Tall Abyad et Ras Al-Aïn. Les administrateurs turcs sont présents à tous les échelons ; la langue turque est mise sur un pied d’égalité avec l’arabe ; et la livre turque a supplanté la livre syrienne. Selon le rapport de l’Institut de Florence, les administrateurs syriens doivent faire preuve d’une « loyauté absolue envers la Turquie ». Plusieurs personnalités syriennes ont ainsi été exclues des conseils administratifs locaux, des conseils entiers ont été dissous « sur de simples soupçons quant à leur loyauté », notamment dans les villes de Maabatli et de Cheikh Al-Hadid.

Nombreuses exactions

Les protectorats turcs assurent des niveaux de sécurité et de services disparates selon leur composition démographique et les factions qui les gèrent, souligne la même étude : « Là où les factions dominantes de lArmée nationale syrienne [une coalition de groupes rebelles devenus auxiliaires de l’armée turque en Syrie, SNA] n’incluent pas de combattants locaux, comme à Afrin et Ras Al-Aïn, les violations sont nombreuses et la sécurité minimale. »

Au cours des trois opérations militaires qu’elle a menées dans le nord de la Syrie, l’attitude d’Ankara envers les populations locales a varié d’une région à l’autre. « Les forces turques ont ainsi agi avec une grande sévérité dans les régions d’Afrin et de Ras Al-Aïn, laissant libre cours aux exactions de la SNAcontre les Kurdes, tout en restreignant l’accès aux services dans ces zones », constate l’étude.

A Afrin, « malgré la forte emprise sécuritaire de la Turquie, onze assassinats de membres de la SNA ont été revendiqués dans le cadre de l’opération kurde « Olive Anger » [« Colère de l’olivier » par opposition au « Rameau d’olivier », du nom de la campagne turque] au cours du premier semestre 2020, portant le nombre total de ces opérations à quarante, depuis la conquête de la région » par les forces turques et leurs alliés. La ville syrienne d’Al-Bab, située au nord-est d’Alep, est, elle aussi, en proie à l’insécurité : des cellules de l’organisation Etat islamique demeurent actives et la division Hamza, l’une des factions syriennes alliées à Ankara, y multiplient les exactions.

Malgré les améliorations – fourniture d’eau et d’électricité, ouverture d’hôpitaux, création de facultés et d’écoles, inauguration de douze bureaux de la poste turque, création de chambres de commerce – mises en avant par la Turquie, « les investissements susceptibles de relancer l’économie locale sont insuffisants. Peu d’infrastructures ont été reconstruites  une route ou deux, pas plus », explique Agnès Favier, spécialiste de la région et directrice du projet « Wartime and Post-Conflict in Syria ».

D’après la chercheuse, la Turquie, en s’abstenant de fixer les limites de son influence, conserve « une carte dans les négociations menées par Ankara avec la Russie, l’Iran et éventuellement avec Damas ». Pour l’instant, au-delà de la volonté de contenir une éventuelle autonomie kurde, force est de constater que la Turquie « n’est pas dans une stratégie d’investissement ».

Retour compromis des réfugiés

En attendant, l’insécurité bloque toute perspective de développement. « En monopolisant une grande partie de l’activité économique et en imposant le versement de pots-de-vin, les factions armées [locales] ne peuvent que dissuader les investisseurs turcs qui voudraient s’impliquer », estime-t-elle. Sans sécurité, pas d’activité économique, pas non plus de perspectives d’emploi pour les habitants.

Dans un tel contexte, le retour des Syriens réfugiés en Turquie dans leurs régions d’origine est compromis. « Or, tel était l’objectif initial affiché par Ankara », rappelle la chercheuse. Le départ des réfugiés reste cependant l’une des préoccupations principales du président Recep Tayyip Erdogan. Après avoir accueilli 3,6 millions de Syriens, le pays estime avoir atteint une limite. D’autant que la population turque, confrontée à la perte de son pouvoir d’achat et à la montée du chômage, tolère de moins en moins la présence de ces « frères », à qui la Turquie avait ouvert ses portes, dès le début du soulèvement syrien, en 2011.

D’après des chiffres du ministère de l’intérieur turc, 414 000 Syriens seraient repartis dans leur pays ces dernières années. Assurance avait ensuite été donnée que 200 000 réfugiés supplémentaires retourneraient chez eux, dans les régions « libérées » par l’intervention militaire de l’automne 2019, dans le nord-est de la Syrie. Mais, comme le souligne Khayrallah Al-Hilu dans son enquête, « presque aucun retour n’a été enregistré ».