Des juges kurdes en quête de «vérité»

Des juges kurdes en quête de «vérité»
Reportage auprès des magistrats qui instruisent les crimes de Saddam Hussein au Kurdistan.
Infopar Marc SEMO - mercredi 19 octobre 2005

Erbil (Kurdistan d'Irak) envoyé spécial
Une petite villa coquette entourée de hauts murs jouxte le ministère des Droits de l'homme du Kurdistan irakien.Elle est occupée par une dizaine de magistrats du Tribunal spécial irakien (TSI), mis sur pied en décembre 2003 pour juger Saddam Hussein et les dignitaires du défunt régime. «Nous sillonnons toute la région pour recueillir des preuves et interroger les témoins, puis nous envoyons le matériel à Bagdad», explique l'un d'eux. Pour raisons de sécurité, leurs noms ne sont pas publics. Eux-mêmes ont tout juste confié à leur femme ou à leurs très proches amis leurs réelles activités, pourtant beaucoup moins risquées dans le pays kurde que dans le reste de l'Irak. Tous travaillaient déjà dans les tribunaux du Kurdistan, le nord du pays qui, depuis 1991, échappe à la tutelle de Bagdad. «Je suis kurde et fier d'être kurde. Mais, dans ma fonction, j'agis comme citoyen du nouvel Irak démocratique, comme un magistrat qui cherche la vérité, non la vengeance», dit l'un d'eux.

Rudiments. Les ordinateurs sont flambant neufs, comme les gros 4x4 garés dans la cour. Mais les moyens manquent, notamment les médecins légistes pour expertiser les corps découverts dans les charniers afin de les identifier et de préciser la date et la cause de la mort. Il n'y a qu'une seule équipe de huit personnes pour tout le pays, formée d'experts étrangers, de médecins et d'archéologues. Aller sur les sites est toujours risqué. Ces juges ont une expérience vécue, plutôt que légale, en matière de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et de génocide : un demi-million de victimes pour la seule population kurde. Deux sessions de formation de dix jours à Londres et à Rome leur ont donné des rudiments de ce droit pénal international qui s'est forgé progressivement au travers du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. «C'était court mais intense», raconte un des juges.

«Aucune population d'Irak n'a autant souffert et n'a eu autant de victimes que les Kurdes, et ce depuis le début du régime baasiste», rappelle Mohammad Ihsan, 39 ans, ministre des Droits de l'homme du Kurdistan irakien. Parti tout jeune rejoindre les «peshmergas» (combattants kurdes) dans la montagne, il s'est exilé en Grande-Bretagne, y est devenu avocat, a travaillé avec Amnesty ou Human Rights Watch dans divers pays, mais a gardé le Kurdistan au coeur. Depuis son retour au pays, il consacre la plus grande partie de ses activités de ministre «à enquêter sur les crimes de l'ancien régime, car il n'y a pas assez de magistrats formés pour travailler sur ces sujets». Comme d'autres juristes kurdes de la diaspora, il analysait et disséquait depuis des années les rouages de la terreur baasiste, à partir de témoignages ou de documents trouvés lors de la révolte kurde de 1991.

Saisies après la chute du régime de Saddam et stockées à Bagdad, les archives du parti et des services de sécurité représentent treize tonnes de paperasses et documents informatiques qui sont en train d'être systématiquement dépouillés. «Saddam pensait son régime éternel. Lui comme ses sbires étaient fiers de leurs crimes. Les ordres étaient inscrits noir sur blanc et on envoyait à Bagdad des cassettes montrant les tortures et les exécutions, pour bien montrer que les consignes avaient été appliquées», explique Mohammad Ihsan, convaincu qu'il sera possible de «prouver concrètement les responsabilités directes et personnelles de Saddam dans les crimes». Sa crainte est plutôt de voir tout se focaliser sur le rôle du dictateur «en mettant au second plan le système qui rendait possible cette terreur au quotidien».

Seize dossiers. L'antenne du TSI d'Erbil et celle de Soulaymaniya, l'autre grande ville kurde, instruisent seize dossiers différents sur les crimes de Saddam en pays kurde. Le plus ancien concerne le massacre, en 1979, de milliers de Kurdes de confession chiite (la majorité des Kurdes étant sunnites), et l'expulsion systématique des survivants vers l'Iran, juste avant le déclenchement de la guerre entre les deux pays. Il y a aussi le dossier du massacre, en 1983, de 8 000 hommes de la vallée de Barzan, le fief des Barzani (leaders du nationalisme kurde). Puis l'opération d'anéantissement al-Anfal (1987-1988) qui fit 180 000 victimes. Et le bombardement à l'arme chimique de la ville d'Halabja en 1988. Sans oublier le dossier des disparus et celui des viols.

Plaintes. «Ce serait mieux que la cour se déplace, et que ces procès puissent avoir lieu à Erbil ou sur les lieux des crimes, au Kurdistan, à la fois pour des raisons de sécurité et pour ne pas avoir à assurer la protection de centaines et de centaines de témoins, mais aussi psychologiquement pour les parents des victimes», estime un des juges. Les autorités kurdes pensent de même. «Mais même s'il me faut aller à Bagdad, j'irai. Qu'est-ce que la mort quand on a perdu ses fils ?» soupire Chatouna Bajii Bayiz, 65 ans. Tous les hommes de sa famille ont été emmenés un matin d'avril 1988 quand les forces de sécurité irakiennes ont mené une rafle dans son village, près de Kirkouk. Elle ne les a plus jamais revus. Elle-même a ensuite été arrêtée et détenue plus d'un an. Elle fait partie des 5 000 Kurdes qui ont porté plainte contre Saddam Hussein, les 55 principaux responsables de son régime «et contre tous ceux dont le nom apparaîtra dans les enquêtes en tant que complice ou instigateur irakien ou étranger».

L'avocat Abdulrhaman Zebari, 41 ans, anime à Erbil le collectif représentant les victimes kurdes et traite lui-même une centaine de dossiers. Sur le mur, il a accroché fièrement un diplôme tout neuf affirmant qu'il a suivi avec succès à Doubaï le stage de quatre jours de «droit international humanitaire» organisé par l'Association internationale du barreau. Satisfait que l'ex-dictateur soit jugé en Irak par des Irakiens, ce pénaliste qui a vécu une dizaine d'années en exil en Grèce s'avoue néanmoins un peu las : «Le procès de Slobodan Milosevic à La Haye me paraît plus facile que celui de Saddam Hussein, car ici c'est le Proche-Orient et les règles changent sans cesse.» Comme l'écrasante majorité de ses concitoyens de la zone kurde, il avoue espérer un verdict de mort à l'issue de la longue série de procès qui commence demain.

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