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Offensive turque en Irak: qui, pourquoi et quelles conséquences?


Mercredi 17 juin 2020 à 15h08

Bagdad, 17 juin 2020 (AFP) — La Turquie a déployé mercredi des forces spéciales dans le nord de l'Irak dans le cadre d'une rare et spectaculaire opération terrestre et aérienne contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une formation kurde de Turquie hostile à Ankara.

Base arrière du PKK, le Kurdistan irakien n'a pas réagi à cette opération alors que Bagdad condamnait une "violation de (sa) souveraineté".

Quelles sont les raisons de cette campagne et quelles pourraient être ses conséquences?

Pourquoi s'en prendre au PKK ?

Parce qu'il est de fait autant l'ennemi d'Ankara que d'Erbil --capitale du Kurdistan autonome dans le nord de l'Irak-- et, dans une certaine mesure, de Bagdad.

Pour Ankara, c'est une organisation "terroriste", comme pour les Etats-Unis et l'Union européenne, ainsi qu'"une menace stratégique" qui a déjà coûté très cher en vies humaines et en argent, et ce depuis 1984, rappelle à l'AFP le chercheur Adel Bakawan.

Aussitôt après le référendum d'indépendance du Kurdistan irakien en 2017, Bagdad avait qualifié de "déclaration de guerre" la présence de combattants du PKK dans la région autonome mais aussi dans les zones disputées reprises par le pouvoir central la même année.

Quant à Erbil, le PKK lui impose sa présence "du fait de sa force militaire", quasiment depuis l'autonomie décrétée en 1991, poursuit le spécialiste de l'Irak.

Ce parti, qui se présente en héraut de la cause kurde au Moyen-Orient, est de fait un rival pour le Kurdistan irakien, seule entité kurde à avoir obtenu l'autonomie pour ses cinq millions d'habitants, contrairement aux Kurdes de Syrie, de Turquie ou d'Iran.

"La direction du PKK par exemple ne reconnaît pas le Kurdistan autonome irakien", rappelle M. Bakawan.

Il y a donc "de longue date une guerre inter-Kurdes entre d'un côté le Parti démocratique du Kurdistan (PDK de Massoud Barzani au pouvoir à Erbil), l'Union patriotique du Kurdistan (UPK, du défunt Jalal Talabani) ralliés à la Turquie, et de l'autre le PKK", poursuit-il.

De ce fait, "il est inimaginable que les forces turques soient entrées sans la coopération active des autorités kurdes irakiennes".

Pourquoi maintenant?

Ce n'est pas la première fois que la Turquie frappe le PKK par voie terrestre et aérienne en Irak. En plus de la présence d'une dizaine de bases militaires turques au Kurdistan irakien depuis 25 ans, Ankara avait déjà mené des opérations similaires en 2007 et 2018.

Mais aujourd'hui, dans un contexte politique tendu pour le parti du président turc Recep Tayyip Erdogan, l'Irak est un des terrains où réaffirmer la puissance d'Ankara.

La Turquie "est fortement engagée en Syrie et en Libye, souhaite l'être au Yémen. Elle a pour projet de se présenter comme une puissance incontournable dans la résolution des conflits au Moyen-Orient, l'Irak en fait partie", explique M. Bakawan.

Et plus que jamais, Erbil est enclin à accepter tout compromis avec la Turquie, son unique accès à la mer pour exporter ses barils de pétrole et un bailleur généreux qui lui avait déjà prêté cinq milliards de dollars pour payer ses fonctionnaires en 2014.

Aujourd'hui endetté, le gouvernement du Kurdistan irakien n'a pas payé ses fonctionnaires depuis plusieurs mois non plus et ses tractations avec Bagdad sont au point mort.

Qu'est-ce que ça va changer?

Sur le plan diplomatique, pas grand-chose, mais au plan régional, les rapports de force se renégocient.

Le politologue kurde irakien Hoshyar Malo pointe du doigt "une réponse timide" de Bagdad aux premiers raids aériens, qui n'a pas empêché qu'une opération terrestre ne s'ensuive.

Mardi, c'est le vice-ministre des Affaires étrangères qui a remis une lettre de protestation à l'ambassadeur turc, alors qu'habituellement, c'est le ministre en personne qui s'en charge.

Face à lui, l'ambassadeur Fatih Yildiz a expliqué sur Twitter avoir répondu qu'Ankara poursuivrait son action contre le "terrorisme" tant que Bagdad n'aura pas agi pour expulser le PKK.

Le ministre irakien des Affaires étrangères, Fouad Hussein, un Kurde très proche de Massoud Barzani, n'a lui pas fait de commentaire jusqu'ici.

Et à Erbil, c'est le silence total.

Car s'il "se présente comme un partenaire sur la scène régionale et renforce son poids" politique à l'international, le Kurdistan d'Irak sait qu'en s'opposant au PKK, il risque de "s'affaiblir comme représentant politique de la Kurdicité" au Moyen-Orient, souligne M. Bakawan.

Les informations ci-dessus de l'AFP n'engagent pas la responsabilité de l'Institut kurde de Paris.