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Le Kurdistan d'Irak pleure les victimes d'une nouvelle tragédie en mer


Vendredi 21 juin 2024 à 05h02

Erbil (Irak), 21 juin 2024 (AFP) — "Les heures ont passé, on n'a plus eu de nouvelles". Au Kurdistan d'Irak, une fois encore on pleure des proches disparus au large des côtes d'Italie en Méditerranée, où ils avaient entrepris une périlleuse traversée pour rallier l'Europe.

Depuis cinq mois, Mojdeh, sa soeur Hiro et leurs familles étaient en Turquie, espérant pouvoir se rendre en Europe. Sur les 11 personnes, trois ont survécu, déclarent à l'AFP leurs proches à Erbil, capitale du Kurdistan autonome dans le nord de l'Irak.

A l'entrée de la maison familiale, une affiche annonce une veillée organisée mercredi pour recevoir les condoléances. Deux photos de famille montrent les victimes, parents et enfants, endimanchés et tout sourire. Mojdeh avec son mari Abdel Qader, chauffeur de taxi. Hiro et son époux Rebwar, forgeron.

Les deux couples et leurs enfants étaient, avec des dizaines d'autres personnes, sur un voilier ayant coulé cette semaine au large de la Calabre, en Italie.

Onze personnes ont été secourues, sept ont péri et une soixantaine sont toujours portées disparues.

"Ce qui est sûr c'est que Mojdeh est en vie, nous lui avons parlé au téléphone", confie à l'AFP une tante, Khadija Hussein. Un fils de Mojdeh et un des enfants de Hiro ont également survécu, précise-t-elle.

Mais la famille n'a aucun espoir de revoir les autres sains et saufs.

Les deux couples avaient failli changer d'avis et ne plus embarquer pour l'Europe, poursuit la femme au foyer de 54 ans, voile noir sur ses cheveux. "Ils avaient informé les parents, et tout le monde était soulagé".

Mais après les insistances d'un passeur, nouvelle volte-face. Les voyageurs devaient contacter la famille à leur arrivée. "Les heures ont passé, on n'a plus eu de nouvelles", lâche-t-elle.

Quant au passeur, il a éteint son téléphone.

- "C'est la mort assurée" -

Une tragédie presque banale pour le Kurdistan autonome. Ces dernières années, des milliers de Kurdes ont emprunté les routes de l'exil, tentant les traversées de la Manche pour rejoindre le Royaume-Uni, ou marchant à travers les forêts gelées de Biélorussie pour rallier l'Union européenne.

A Erbil, dans une cour d'école réquisitionnée pour la veillée, des dizaines de femmes sont assises sous une tente toutes de noir vêtues, les traits tirés, dans un silence troublé par les pleurs des enfants.

A la mosquée, les hommes de la famille accueillent des dizaines de visiteurs venus présenter leurs condoléances, écoutant des versets du Coran en égrenant leur chapelet.

La dernière fois que Kamal Hamad a parlé à son fils Rebwar, celui-ci était sur le voilier.

A sa douleur, s'ajoute de l'incompréhension. "Ils savaient pertinemment que voyager de la sorte par la mer, c'est la mort assurée", déplore le sexagénaire. "Pourquoi partir? Dans notre pays c'est mieux qu'ailleurs".

Dans un Irak instable, le Kurdistan a toujours affiché une rutilante façade de prospérité et de stabilité. Ici, on construit à tour de bras: projets immobiliers de luxe, autoroutes, universités et écoles privées.

Mais la région, comme le reste du pays extrêmement riche en pétrole, souffre aussi d'une corruption endémique, du clientélisme des clans au pouvoir, et des difficultés économiques qui alimentent la désillusion de la jeunesse.

Un sondage de l'institut Gallup indiquait qu'en 2022, deux habitants sur trois au Kurdistan jugeaient les temps difficiles pour trouver un emploi.

- "Majorité de Kurdes" -

Selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), quelque 3.155 migrants sont morts ou ont disparu en Méditerranée l'année dernière.

Militant et président de l'Association des migrants revenus d'Europe, Bakr Ali indique à l'AFP que le voilier qui s'est abîmé près des côtes italiennes transportait une "majorité de Kurdes d'Irak et d'Iran".

"Il y avait aussi un certain nombre d'Afghans", dit-il, précisant que le bateau était parti de Bodrum en Turquie.

Une trentaine de personnes, originaires du Kurdistan autonome, se trouvaient parmi les passagers, précise Bakhtiar Qader, cousin de Rebwar.

Lui-même ne comprend pas l'entêtement des deux couples au départ. D'autant plus qu'ils "avaient leur maison, leur voiture, des enfants, un emploi", déplore-t-il.

"Je leur ai parlé, comme leurs parents et des amis", plaide-t-il. "Mais ils n'ont rien voulu entendre", lâche le quadragénaire, chemise noire et barbe poivre et sel. "Ils ne savaient pas que la mort les attendait".

Les informations ci-dessus de l'AFP n'engagent pas la responsabilité de l'Institut kurde de Paris.