Mardi 22 decembre 2020 à 17h58
Strasbourg, 22 déc 2020 (AFP) — Un "but inavoué" : "étouffer le pluralisme". Dans un arrêt cinglant, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné mardi la Turquie pour la détention depuis 2016 du leader pro-kurde Selahattin Demirtas, dont elle a exigé la libération "immédiate".
"La Cour constate plusieurs violations de la Convention (européenne des droits de l'homme) et ordonne la libération immédiate" de M. Demirtas, ancien candidat à la présidentielle turque et l'un des principaux rivaux du président Recep Tayyip Erdogan, indique dans un communiqué la juridiction paneuropéenne, qui a statué sur ce dossier dans sa plus haute instance, la Grande chambre.
Droits à la "liberté d'expression", à la "liberté et à la sûreté", à des "élections libres" ou encore à la "limitation de l'usage à la restriction des lois"... Au total, l'arrêt épingle pas moins de cinq violations de la Convention, un traité international signé par les États membres du Conseil de l'Europe, dont la Turquie, et qui vise à protéger les droits humains et les libertés fondamentales.
Ancien député, Selahattin Demirtas est détenu dans les geôles turques depuis son arrestation en novembre 2016, quelques mois après le putsch manqué de juillet contre M. Erdogan : accusé par Ankara de "terrorisme", cet ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP, pro-Kurde) risque jusqu'à 142 années de prison s'il est reconnu coupable dans son principal procès, dont le verdict n'a pas encore été rendu.
- Purges massives -
En juin dernier, la Cour constitutionnelle turque avait déjà jugé que la détention de M. Demirtas constituait une violation de ses droits. En septembre 2019, un tribunal turc avait même ordonné sa libération, mais l'opposant était resté en prison en raison d'une ancienne condamnation pour "propagande terroriste".
Soupçonné par ses détracteurs d'avoir utilisé la tentative de putsch de juillet 2016 pour organiser des purges massives, M. Erdogan a accusé à plusieurs reprises le HDP d'être la vitrine politique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupe classé terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux. Deuxième force d'opposition au parlement, le HDP a été fortement touché par les arrestations menées après ce coup d'État manqué.
Dans son communiqué, la CEDH, qui avait déjà demandé en vain sa libération en 2018, considère "établi" que la privation de liberté subie par cet opposant pro-kurde, notamment pendant les campagnes du référendum du 16 avril 2017 et de l'élection présidentielle du 24 juin 2018, "poursuivait un but inavoué, à savoir celui d'étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au coeur même de la notion de société démocratique".
Les autorités turques "ont placé le requérant en détention provisoire et l'ont soumis à des poursuites pénales essentiellement en raison de ses discours à caractère politique", indique encore la Cour, qui souligne le manque "d'éléments de preuve" démontrant un "lien clair" entre les discours de M. Demirtas et les infractions "terroristes" qui ont, selon Ankara, motivé sont placement et son maintien en détention.
- "Voix dissidentes" -
L'arrêt épingle encore la réforme constitutionnelle controversée du 20 mai 2016 destinée à lever l'immunité des députés visés par des procédures judiciaires. Une réforme qui avait suscité l'inquiétude, en Turquie et en Europe, sur l'avenir des élus pro-kurdes, qui s'estimaient alors ciblés.
"Seuls les députés des partis d'opposition, à savoir le CHP et le HDP, ont été privés de leur liberté et/ou condamnés" du fait de cette réforme et des procédures pénales à leur encontre, relève la CEDH.
Elle constitue "une modification (...) sans précédent dans la tradition constitutionnelle turque", pointe encore la Cour, qui a condamné à plusieurs reprises Ankara pour des arrestations et des détentions abusives dans le sillage du coup d'État manqué.
"Les décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire (de M. Demirtas) ne sont pas un cas isolé", mais "semblent suivre une certaine constante", s'émeut la CEDH, qui rappelle que, selon Dunja Mijatovic, la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, "la législation (turque) est de plus en plus utilisée pour étouffer les voix dissidentes".
La Cour a octroyé à Selahattin Demirtas un total de 60.400 euros à divers titres.
Les informations ci-dessus de l'AFP n'engagent pas la responsabilité de l'Institut kurde de Paris.