Démons turcs


1er avril 2008

La Turquie n'en a décidément pas fini avec ses vieux démons. La suite favorable donnée, lundi 31 mars, par la Cour constitutionnelle turque à une procédure d'interdiction visant la formation au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), est une nouvelle étape d'une lutte implacable entre le système judiciaire et le courant islamo-conservateur.

Avatar de deux formations déjà interdites, Refah (Prospérité), en 1998, et Fazilet (Vertu), en 2001, l'AKP n'est pas la seule cible de la magistrature, bastion du kémalisme au même titre que l'armée et l'administration. Une formation kurde, le Parti de la société démocratique (DTP), fait, lui aussi, l'objet d'une procédure similaire d'interdiction instruite par le même procureur, Abdurrahman Yalçinkaya.

L'interdiction d'un parti, qui a remporté haut la main les élections législatives en 2007 avec 46,6 % des voix, constituerait un véritable coup d'Etat juridique. Si le DTP devait être également proscrit, 54 % des votes exprimés à cette occasion se trouveraient brutalement délégitimés. Il faut reconnaître que l'empressement de l'AKP, après sa victoire, à vouloir légiférer sur un sujet ô combien symbolique, le port du voile islamique, pour l'instant interdit à l'université, n'a pu qu'alimenter en Turquie les inquiétudes des milieux laïques et libéraux et ceux qui redoutent que la formation conservatrice dispose d'un "agenda caché" qu'elle entendrait imposer au pays.

La défense de la laïcité héritée du kémalisme constitue d'ailleurs l'angle d'attaque choisi par le procureur. Ce souci est louable, à condition qu'il ne masque pas un "laïcisme" qui ne serait qu'une forme de "baasisme à la turque", selon le politologue Soli Özel, comparable aux régimes autoritaires qui ont émergé dans l'ancien Empire ottoman et qui n'ont jamais été des modèles de vertu démocratique.

S'il faut juger l'AKP à ses actes, il faut reconnaître que ce parti, incontestablement "bigot", a fait preuve à la fois de libéralisme économique et de pragmatisme politique. Il s'est bien gardé de remettre en cause les alliances stratégiques avec les Etats-Unis et Israël, ce qui témoigne de sa maturité. S'il a été reconduit au pouvoir en 2007, porté par les couches populaires, c'est incontestablement parce que son bilan a plaidé en sa faveur - stabilité politique, réforme en profondeur de l'économie - mais aussi parce qu'il a affiché sa volonté de s'arrimer à l'espace européen.

C'est cet ensemble qui risque aujourd'hui d'être menacé, à commencer par l'aspiration européenne. Il faut s'attendre, en effet, à ce que les adversaires de l'entrée dans l'espace européen d'une puissance musulmane s'appuient hypocritement sur le coup de force du pouvoir judiciaire contre l'AKP pour mettre en doute la maturité démocratique de la Turquie.