De Mossoul à Raqqa, l’odyssée tragique des esclaves de Daech

mis à jour le Vendredi 16 juin 2017 à 19h01

lefigaro.fr | Thierry Oberlé | Envoyé spécial à Zakho (Kurdistan Irakien)

Les récits effroyables des esclaves de l'État islamique

Libérées des griffes de l’EI, d’anciennes captives yazidies racontent la folie psychopathe des djihadistes. D’autres restent prisonnières de l’enfer de Daech à Mossoul.

MOYEN-ORIENT La tragédie des yazidis est sans fin. Alors que des esclaves de Daech sont encore prisonnières dans l’enfer de Mossoul, des fillettes de moins de 10 ans violées durant leur captivité et les enfants soldats embrigadés dans les Lionceaux du califat éprouvent les pires difficultés à se remettre de leurs traumatismes. Libérés contre des rançons ou évadés, ils se morfondent dans des camps de déplacés au Kurdistan irakien. Nous les avons rencontrés dans le camp de Darkar, près de la frontière turque et syrienne, dans la clinique d’EliseCare, une ONG française qui leur vient en aide (1).

Nassan, mon fils « lionceau du califat », mon « héros » 

Nassan avait 14 ans quand il a été enlevé par Daech en août 2014 avec sa mère Gulay, 34 ans à l’époque, ses deux sœurs cadettes et ses trois petits frères. L’adolescent d’apparence fragile au menton couvert d’un duvet naissant est l’aîné de la fratrie. À son âge, on grandit vite quand on est un captif au destin tout tracé d’enfant-soldat, quand on vous déracine pour un périple en principe sans retour. Nassan avait le choix entre mourir en se révoltant ou se soumettre en trahissant les siens pour finir en chair à canon. Il a emprunté une voie étroite pour devenir, à sa manière, le héros de son clan.

Retenu dans une prison sans barreau dont il ne pouvait s’échapper, le jeune homme « appartenait » à un djihadiste irakien de Mossoul. Un maître presque ordinaire convaincu que les yazidis, ce peuple croyant en un Dieu unique et pratiquant des rites millénaires revisités par les religions du Livre, sont des adorateurs du diable. Une fable colportée par l’islam dans une région où naître dans une minorité est un fardeau que l’on portera toute sa vie.

Nassan est né dans un petit village du fin fond de l’Irak non loin des lieux sacrés de sa secte : la montagne de Sinjar et la verdoyante vallée de Lalesh tapissée de temples blancs aux dômes coniques où repose au fond d’une grotte le tombeau de Cheikh Adi, le fondateur de l’ordre au XIIe siècle. II vénère Taous Malek, l’Ange Paon, et respecte d’obscurs tabous comme l’interdiction de manger de la salade ou de porter du bleu.

Nassan rejoint la fabrique des enfants-soldats de Daech 

Marginaux parmi les marginaux, les yazidis subissent des massacres depuis des siècles. Pour les Arabes sunnites de Daech et leurs recrues accourues des quatre coins du monde afin de combattre à leurs côtés en Irak et en Syrie, ils sont la lie de l’humanité. Ces mécréants doivent être convertis de force ou détruits. Venus de Mossoul, leur « capitale », les combattants au drapeau noir de l’État islamique (EI) déferlent en août 2014 dans la plaine de Ninive et dans le désert de Sinjar pour les rayer de la carte. Les hommes sont abattus, les femmes et les enfants kidnappés. Une hécatombe qualifiée de « génocide » par les Nations unies. Des centaines de milliers de fuyards trouvent refuge sur les pentes du mont Sinjar, où selon les légendes locales, Noé échoua son arche. Ils sont sauvés grâce à l’intervention des nationalistes kurdes du PKK accourus de Syrie et de Turquie et de l’aviation américaine.

Nassan n’a pas eu cette chance. Prisonnier à Mossoul, il est déporté avec sa famille en Syrie au bout de six mois. Son maître s’est lassé de violer sa mère. Il vend sa proie avec sa progéniture à un marchand d’esclaves qui affrète quatre bus de marchandise humaine. Direction Raqqa, le fief de l’EI situé de l’autre côté d’une frontière effacée par un califat alors en pleine expansion. Là, Nassan est séparé de ses proches. Il fait ses adieux à sa mère cédée à un nouveau propriétaire et rejoint les « Lionceaux du califat », la fabrique des enfants-soldats de Daech réservée aux moins de 16 ans. Une école à laver les cerveaux, à inculquer les bases doctrinaires de l’organisation et à dresser des chiens de guerre.

Nassan intègre près de Suluk, à la frontière turque, un « institut de formation ». Il découvre vite le sort réservé aux « apostats » qui tentent de prendre la poudre d’escampette : au mieux l’emprisonnement dans des culs de basse-fosse avec pour nourriture trois dattes par jour, au pire l’exécution sommaire. La charia lui est enseignée à coups de trique. Les cours de théologie prônent une lecture ultra rigoureuse du Coran. Il apprend les rudiments du maniement des armes, la tactique et les techniques militaires. En médecine, quelques notions d’anatomie sont dispensées. Il s’agit de mieux connaître les parties sensibles du corps humain comme les muscles du cou, le plexus solaire ou les testicules. Le b.a.-ba pour traiter de futurs prisonniers. Nassan et ses camarades yazidis, enrôlés de force comme lui, sont les souffre-douleur de leurs camarades de promotion. La recrue se plie à la discipline de fer, en bon élève studieux. « On nous avait promis que nous serions des hommes libres après nos classes », dit-il.

Le maître condamné à restituer ses esclaves 

Six mois plus tard, le « lionceau » est affranchi et incorporé dans une unité combattante. Nassan plaide auprès de ses supérieurs militaro-religieux une dispense en s’appuyant sur ses fraîches connaissances acquises en « sciences de la charia ». Il n’a qu’un rein et souffre des séquelles d’une jambe cassée dans son enfance. De quoi justifier une exemption au regard du « droit islamique ». Il est muté aux cuisines. Le cantinier assure l’intendance de sa brigade sur les fronts d’Alep à Tabqa. « J’étais un djihadiste parmi les djihadistes mais partout, je cherchais ma famille. C’était mon obsession. Ma mère me manquait », se souvient-il. Au début de l’année 2016, sa quête passe par Palmyre, où Daech est menacé par les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL). Il arpente, l’arme en bandoulière, les rues de la cité antique, interroge les habitants jusqu’au jour où il croise, par hasard, l’un de ses frères sorti faire une course. La famille est dans les griffes d’un certain Abou Hamad, un djihadiste du cru. Sa mère, ses frères et sœurs occupent le rez-de-chaussée de la maison des maîtres. Abou Hamad est installé au premier avec sa femme et ses enfants. Le djihadiste viole et bat régulièrement sa bonne à tout faire. Sa femme la frappe à la moindre occasion. Les enfants du couple se chargent du tabassage des petits esclaves.

Nassan assiège Abou Hamad pour récupérer les siens. « J’allais le voir tous les jours. Il réclamait 35 000 dollars de rançon et je n’avais pas d’argent. Il ne voulait rien entendre. J’ai fini par le traîner devant un tribunal de la charia à Raqqa », raconte Nassan. Il s’appuie, une fois encore, sur le droit islamique pour prendre les djihadistes à leur propre jeu. « Je suis un musulman, membre de l’État islamique ! J’ai le droit de vivre avec ma mère ! » argue-t-il. Un « magistrat » tranche le différend en sa faveur. Le jeune homme est un « homme libre » affilié à l’organisation, et peut donc, en vertu de la charia, récupérer ses proches. Le maître est condamné à restituer ses esclaves mais peut toutefois conserver l’aînée des filles, âgée de 12 ans. La gamine qui appartient à la femme d’Abou Hamad reste corvéable et, cela va sans dire, « violable » à merci.

Nassan obtient également du « bureau des maisons confisquées » un logement à Raqqa pour héberger ses protégés. Il peut continuer à faire la popote aux combattants djihadistes en mitonnant l’ultime étape de son plan : l’évasion de Syrie. Contacté par portable via les filières du gouvernement du Kurdistan irakien, un passeur se charge des opérations. Le groupe quitte clandestinement Raqqa en décembre pour un périple qui s’achève à la porte de la liberté : le premier check point des Kurdes syriens de l’YPG, la branche syrienne du PKK turc. Quinze jours plus tard, il parvient, par la même filière, à sauver Saleh, l’un des amis djihadistes d’origine yazidie rencontré à l’école des Lionceaux du califat qui a pu, lui aussi, récupérer sa famille

Aujourd’hui, les « frères jumeaux » se revoient régulièrement dans un camp de déplacés des environs de Zakho, au Kurdistan irakien. Nassan a commencé à apprendre l’anglais dans un vieux dictionnaire. Saleh a appris la disparition de son père ainsi que le meurtre de son frère tué lors du massacre de Kocho commis par l’EI le 15 août 2014 (plus de 80 morts). Environ 10 000 hommes, femmes et enfants yazidis sont morts, ont été enlevés ou sont portés disparus dans la campagne de nettoyage ethnico-religieuse perpétrée par Daech.

Gulay, la mère de Nassan, a retrouvé son mari mais pleure sa fille toujours prisonnière à Raqqa. « Il y a un mois ce salaud d’Abou Hamad réclamait toujours 35 000 dollars contre sa libération, dans un message audio posté sur un réseau social. Nous n’avons pas les moyens de payer. Son portable est fermé depuis le début de la bataille de Raqqa. » Assis à ses côtés, l’un de ses gamins s’agite. D’un mouvement brutal, il tend le bras vers sa mère et fait mine de lui tirer une balle dans la tête.

Le viol des fillettes de Koda, la femme en noir 

Koda a 30 ans et en parait 60. Elle est flanquée de Galia, 7 ans, et Marwa, 6 ans, silencieuses et prostrées. Les deux fillettes ont été violées encore et encore par des psychopathes de Daech durant des mois et des mois. Koda ne s’en cache pas. Elle n’a plus d’honneur à défendre. « On a vécu le pire du pire avec mes deux maîtres, un Saoudien et un Tunisien. Ils abusaient des petites et les frappaient avec une canne quand elles faisaient du bruit comme tous les enfants de leur âge. Je pensais à me suicider mais je ne pouvais pas les abandonner. À Raqqa, nous étions nombreuses dans le même cas », témoigne-t-elle. Koda a été vendue par son maître de Mossoul pour quelques centaines de dollars. Elle a été revendue six fois en Syrie passant de main en main. Un djihadiste en mal d’argent a publié sa photo sur Whatsapp avec le montant de la rançon fixée à 23 000 dollars, enfants compris, une pratique courante. Son beau-frère a réuni la somme et l’a rachetée voici dix-sept mois. Depuis, elle erre dans le camp de Darkar Ajam, vêtue de noir de la tête aux pieds. « C’est la couleur de la tristesse et de l’intérieur de mon cœur » dit-elle. « Je ne possède qu’une carte de rationnement. Je n’ai rien et je ne suis rien. J’ai juste mon malheur. Mon mari a disparu avec le reste de ma famille en fuyant Daech voici bientôt trois ans. Je n’ai pas de présent, ni d’avenir. Juste trois filles brisées ».

Le sourire de Parwin 

Parwin, 23 ans, a connu deux délivrances. La première en septembre dernier quand Mohammed, un Mossouliote bienveillant, l’a subtilisée à l’émir Hamza, un cadre de Daech. La seconde à la fin de l’année lorsque la partie orientale de Mossoul a été libérée par l’armée irakienne. Le 30 décembre dernier, Parwin a pris sa fille Suriana, âgée de 3 ans, dans les bras et a traversé la ville défigurée par les bombardements et les combats. Elle a marché des heures sous la pluie jusqu’à un lieu de rendez-vous où l’attendait un cheikh arabe qui l’a conduite à Bartalla, la cité chrétienne contrôlée par les Unités de protection de Ninive (NPU), une milice assyrienne.

D’une beauté remarquable, Parwin devait être considérée comme une prise de choix par les prédateurs de Daech. Vendue et revendue, passant d’un émir à l’autre, elle a connu onze maîtres. « Il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre. Ils étaient tous ignobles et plus ou moins violents. J’ai été enchaînée, violée, tabassée, ma fille était battue », dit-elle. Ceux qui auraient pu montrer des sentiments cachaient leur humanité par lâcheté. Elle se souvient de Khaled, une brute épaisse qui s’est emparé d’elle après son enlèvement. C’était un yazidi converti secrètement à l’islam avant l’arrivée de l’État islamique. Il est mort au combat au bout d’un an. Elle se souvient surtout de son dernier mari, l’émir Hamza, un caïd. À Mossoul, il l’offrait comme cadeau à ses hôtes.

D’une résistance remarquable, Parwin s’est embarquée dans moult tentatives d’évasion. Un jour, l’insoumise a fui à pied en compagnie d’une camarade d’infortune sans s’apercevoir que l’émir Hamza les filait en voiture. La vengeance est tombée sur sa fille. La gamine a été séquestrée sans soins, ni nourriture. L’émir voulait l’envoyer en Syrie pour la séparer définitivement de sa mère. L’intervention de Mohammed, le Mossouliote, a mis fin au drame. « La bataille pour la libération de Mossoul avait commencé. Nous avions peur des frappes aériennes. Nous changions de cachette à la moindre alerte. Mohammed ne m’a rien demandé et n’a jamais cherché à abuser de moi. S’il avait été pris, il aurait été pendu » raconte Parwin.

La jeune femme à l’élégance naturelle raconte patiemment son voyage au bout de la nuit djihadiste. Parwin est digne. Elle a connu des esclaves qui ont sauté sur un champ de mines en s’échappant. Elle a côtoyé une captive tuée en même temps que son maître, un haut responsable de l’État islamique, dans un véhicule ciblé par une frappe aérienne de la coalition. Elle a supporté l’abjection et l’avilissement, mais ses épreuves d’une insondable cruauté n’ont pas altéré son joli sourire.

Assise sur ses genoux, sa fille tire de temps en temps la langue pour la tordre et la malaxer avec ses doigts. Parwin la retient. Pendant la conversation, Suriana tente aussi d’arracher le corsage de la robe pourpre au col doré de sa maman. Un geste qu’elle a dû voir et revoir. Suriana va mal. Elle lance des pierres sur les passants dans les allées du camp Darkar Ajam. Il lui arrive de s’emparer d’un couteau et de crier « je vais te violer ». « Je veux tout oublier pour recommencer à vivre » dit Parwin. « C’est difficile pour moi comme pour Suriana. Je l’entendais pleurer couchée derrière ma porte quand j’étais enfermée. Il n’y a pas longtemps, elle n’aurait pas tenu en place pendant l’entretien. Elle se serait levée et aurait saccagé le bureau. »

Le regard fou de la petite Asma 

Ex-prisonnière, Nadira, 42 ans, a gardé les moutons de Daech dans un petit village chiite près de Tall Afar, un bastion de l’EI proche de la frontière syrienne. Elle a participé avec sa progéniture à une évasion de masse en avril 2015. Le groupe d’une quarantaine de personnes est parvenu à s’extraire de la nasse. Nadira avait coupé les cheveux de sa fille Asma, 8 ans à l’époque, et l’avait déguisée en garçon pour qu’elle échappe à un viol immédiat en cas de capture. Deux ans plus tard, la fillette ne se remet pas des horreurs qu’elle a endurées. Asma a le regard inquiet des bêtes traquées. Ses yeux tournent comme des billes dans leurs orbites ou fixent un point invisible. Elle est mutique. « Elle ne veut pas parler. Elle s’installe souvent dans un coin et pleure en silence mais la nuit c’est la folie », commente la mère. Nadira se ronge les sangs pour deux de ses filles toujours aux mains de Daech. Elle est sans nouvelle de l’une, âgée de 15 ans à sa disparition. La seconde, Eyam, 20 ans, est retenue par un djihadiste du nom d’Abou Khatab dans le réduit de Mossoul-Ouest toujours sous le contrôle de Daech. Des centaines de femmes yazidies sont ainsi toujours séquestrées à Mossoul, à Raqqa et dans les zones encore sous le joug de l’organisation.

Nadira, Koda, Parwin et Gulay ne sont pas près de retrouver leurs villages du Sinjar. Le secteur est en grande partie libéré mais le fief djihadiste de Tall Afar, une ville stratégique sur la route entre Mossoul et la Syrie, n’est pas repris. L’instabilité est grande dans cette contrée du Nord de l’Irak, placée de par sa position géographique entre l’Irak, la Syrie et la Turquie au cœur d’un grand jeu entre puissances régionales. Les autorités du gouvernement fédéral du Kurdistan irakien et le pouvoir central de Bagdad se disputent le territoire. Les pechmergas kurdes irakiens se mesurent à leurs frères ennemis kurdes du PKK turco-syrien tandis que les milices chiites liées à l’Iran se sont installées dans les parages. Des yazidis ont formé des groupes paramilitaires. Certains ont rejoint le PKK qui les a tant aidés en 2014. Ce cocktail explosif a toutes les chances de retarder le retour des déplacés. Il pourrait surtout entraîner la communauté dans un conflit dont elle serait la première victime.

(1) Fondée par l’acupunctrice Elise Boghossian, l’ONG EliseCare lance un appel aux dons. www.elisecare.org.

 

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La communauté chrétienne séparée par la nouvelle frontière entre l’Irak et le Kurdistan

Le Figaro | Thierry Oberlé | Envoyé spécial à Telskuf

STEVEN aime « avoir du style » et « chanter ». Tel est sa profession de foi. Le jeune hipster chrétien tendance assyro-chaldéen ajuste sa casquette noire siglée Adidas, triture les perles de son collier en forme de chapelet orné d’une croix orientale et allume une bougie sur l’autel de son salon de coiffure flambant neuf pour « se sentir à l’aise dans son travail ». Il vient tout juste d’ouvrir sa boutique dans une rue pour l’instant peu fréquentée de Telskuf, une cité chrétienne de l’ex-ligne de front entre les pechmergas kurdes et l’État islamique (EI) depuis peu réinvestie par une partie de ses habitants.

Les clients ne se bousculent pas encore mais Steven garde la foi. « J’ai investi 4 000 dollars dans mon business en soignant particulièrement la déco avec des fauteuils en cuir et des miroirs en losange » dit-il. « Les bons jours j’ai deux clients mais je suis optimiste : la ville va repartir. On vivait bien ici avant Daech. » En attendant le retour d’un hypothétique âge d’or, le figaro à la barbe sculptée s’est fait la main sur un jeune cousin qui a déboulé au guidon d’un mini-quad à trois roues. Il a eu droit à une coupe à raie sur le côté avec une teinture verte assortie à la couleur de son survêtement.

Le week-end, Steven chante des airs arabes irakiens et syriens dans des restaurants à Dahuk, la grande ville kurde du coin. « Ça ira vraiment quand les fêtes et mariages reprendront chez nous. »

Dans le centre-ville, des ouvriers s’activent pour rénover les échoppes dévastées. Les quincailliers, les vendeurs de peinture, les électriciens et les marchands d’alcool ont à nouveau pignon sur rue. Dans le bazar, un vendeur de jouets propose en devanture une tenue de Batman. Telskuf nettoie ses rues et retape ses maisons vandalisées et pillées par les djihadistes.

Aides des ONG 

Des matelas et des couvertures sont débarqués de semi-remorques affrétées par une ONG scandinave pour être distribués aux ex-déplacés sagement alignés en file indienne. « 600 familles sont réinstallées sur 1 500. Il y a un peu d’électricité et un peu d’eau », précise la Française Élise Boghossian, la fondatrice d’EliseCare qui va y ouvrir un dispensaire. De nombreuses familles ont prévu de rentrer pour l’été après la fin de l’année scolaire. David, un ouvrier, est revenu même s’il « n’a pas confiance en l’avenir » car il « a du travail ». Il a rapatrié sa famille réfugiée au Liban, mais Samira, son épouse renâcle. « Ceux qui ont la chance de s’en aller à l’étranger s’en vont. Si j’avais vraiment le choix je ne resterais pas, même si on m’offrait un château. Le gouvernement n’est pas efficace. Dieu nous protège mais sans les services de base cela ne sert à rien. Je ne me sens pas en sécurité. L’expérience nous a enseigné la méfiance. Qui vous dit que Daech ou d’autres ne reviendront pas ? » demande-t-elle.

Des mortiers dans la maison des sœurs 

Situé dans la plaine de Ninive, Telskuf fait partie des territoires disputés entre l’entité du Kurdistan irakien et l’Irak. Les pechmergas, les soldats kurdes, s’y sont installés à la faveur de leur avancée face à l’EI en attendant un hypothétique règlement du différend. Ils occupent également le village chrétien voisin de Batnaya repris à Daech en octobre après de furieux combats. La bourgade est une ville morte et devrait le rester. Elle comptait 800 familles. L’ancienne église a été incendiée, la majorité des maisons détruites, les jardins minés. Les slogans de l’EI sont intacts. « Jésus est le prophète d’Allah », lit-on sur un mur mitoyen de l’atelier de fabrication de mortiers installé dans la maison des sœurs. Batnaya devrait être rasé et reconstruit, mais l’argent et la motivation manquent.

Plus loin, la route se termine en cul-de-sac sur la nouvelle frontière, hermétiquement close sur ce tronçon, entre le Kurdistan irakien et l’Irak. De l’autre côté des tranchées et des murs de sable, Tall Kaïf qui comptait une importante communauté chrétienne n’a été reprise qu’en janvier par l’armée irakienne. La localité est désormais sous le contrôle de milices chiites ou dépendant de Bagdad. Les anciens habitants chrétiens craignent d’être submergés par leurs voisins shabaks, des autochtones membres d’une secte chiite avec qui ils ne s’entendent pas.

« Il faut faire un détour long de trois heures pour aller là-bas. Mes biens ont été pillés et incendiés. Les Arabes ont commencé par rentrer mais pas nous. Qu’est-ce que vous voulez que j’aille y faire ? » s’interroge Adnan, un entrepreneur chrétien de Tall Kaïf qui a posé ses bagages à Telskuf. « Nous sommes pris dans un conflit politique qui nous dépasse. Il y a beaucoup de désespoir et peu de perspectives », commente Anouar Isa Petros, le maire de Telskuf. Dans la plaine de Ninive, la mosaïque des chrétiens d’Orient détruite par Daech est découpée avant même d’avoir pu se reconstituer.