De Damas à Nîmes, l’errance kurde

mis à jour le Samedi 30 janvier 2010 à 12h55

Liberation.fr | Par CAROLE RAP, correspondante à Montpellier

Mamoun et Berivan : «En prison, la première fois, j’avais 12 ans»

Mamoun et Berivan ont une petite fille d’un an. Lui a 25 ans. Il est étranger chez lui. Apatride. «En 1962, mon père s’est vu retirer la nationalité et, en 1973, ses terres ont été confisquées car il n’avait pas de papiers, donc pas droit à la propriété.» Son seul document officiel est le «papier rouge» dont sont munis les ajânib comme lui, mais qui n’apporte aucune garantie.

En Syrie, l’arbitraire est la règle. Il a connu sept fois la prison. «La première, j’avais 12 ans», dit-il. Son crime ? Avoir enfreint l’interdiction de chanter, de danser et de s’habiller en tenue traditionnelle kurde lors de Nawruz, le nouvel an kurde. A chaque fois, il a été frappé violemment. Mamoun n’a jamais vu un juge, un avocat ou un procureur.

Son épouse, Berivan, a 20 ans. Apatride, elle n’a même pas le papier rouge, comme son père et ces milliers de Kurdes «non inscrits», appelés maktumîn. Un statut qui se transmet aux enfants. «Notre fille est sans état civil. Nous lui avons donné un prénom arabe pour pouvoir l’enregistrer, mais cela n’a servi à rien», explique Mamoun.

A Damas, il avait peur des dénonciations. «On ne sait jamais à quel moment on risque quoi. Si je commerce avec un arabe et qu’il y a un conflit, il peut me dénoncer en disant que j’ai fait ça ou ça. Alors tu es fiché et tu peux mourir.» Pour émigrer, il a économisé et vendu la maison qu’il avait construite. Il a payé 12 500 euros pour eux trois.

Yilmaz : «J’ai dû quitter ma fiancée»

Dans son propre pays, Yilmaz, 22 ans, a le statut d’étranger. C’est unajânib comme son père, privé lui aussi de la nationalité syrienne. Que sa mère, kurde, ait conservé sa nationalité, n’a rien changé pour Yilmaz. «La femme n’est pas considérée», dit-il.

Apatride, il ne peut pas sortir du pays ni s’inscrire à l’université. Originaire de Qamichli, dans la région kurde du nord de la Syrie, il vit à Damas depuis environ huit ans. Il y est vendeur dans un magasin de vêtements. Parallèlement, il milite au Parti de l’union démocratique (PYD), un mouvement interdit. «Je diffuse des revues en langue kurde, alors que le kurde est totalement interdit en Syrie.»Mais l’an dernier, son oncle s’est fait arrêter avec ces revues. «Ils savent que c’est moi qui les lui ai fournies. Juste après son arrestation, je me suis caché chez des amis.»

Yilmaz souhaitait depuis longtemps quitter la Syrie. Mais il repoussait son départ pour rester auprès de sa mère, veuve, qui subsiste grâce à son salaire. «Mais là, je risque de prendre dix ans de prison.»

Avec les 122 autres Kurdes, il a voyagé à fond de cale entre la Syrie et la Tunisie puis, après des jours d’escale, de Tunisie jusqu’en Corse, où ils ont été débarqués en mer, avec de l’eau jusqu’aux genoux, sans boisson ni nourriture. Pour prouver à quel point partir n’est pas une décision qu’on prend à la légère, il ajoute : «J’ai dû quitter ma fiancée dont je suis amoureux depuis un an et demi. On devait se marier.»

Kamiran : «j’ai été frappé sous les pieds»

Kamiran est originaire d’Amude, dans le nord de la Syrie, près de la frontière turque. Cet homme de 36 ans est pharmacien. Il est aussi formateur en danses folkloriques kurdes pour les enfants. Bien qu’ayant la nationalité syrienne et un diplôme de pharmacien, il n’a jamais été autorisé à exercer son métier. «Je travaillais au noir dans la pharmacie d’un ami. A côté, je fabriquais des crèmes pour les femmes, que je vendais à des gens qui les vendaient sur le marché.»

Au printemps 2004, il est en visite en Moldavie lorsque police et armée répriment dans le sang des manifestants kurdes (après un match de foot à Qamichli, où la police a tiré sur des supporteurs, faisant plusieurs morts). En signe de protestation, il apporte le symbole d’un bouquet noir au consulat syrien.

A son retour, il est interpellé à l’aéroport de Damas. S’ensuivent dix-neuf jours de prison et de tortures. «J’ai été frappé sous les pieds avec des câbles épais. Et pendant neuf jours, on m’a fait passer de l’électricité par ici», raconte-t-il en montrant ses deux lobes d’oreilles. Les policiers lui crient : «Avec quel courage oses-tu blâmer la Syrie à l’étranger ? Qui était avec toi ? Pourquoi donnes-tu des cours de danse ?» A force de critiquer le parti et le président, Kamiran fait l’objet de poursuites. A la place de la prison, il a choisi l’exil.

Khalatissa : «On ne me laissait pas entrer à la piscine»

Khalatissa, 24 ans, a la nationalité syrienne mais, selon lui, «cela ne sert à rien». L’an dernier, alors qu’il étudiait le commerce international en première année de fac, il a été appelé par les autorités pour effectuer son service militaire. «Normalement, ce n’est pas obligatoire quand on est étudiant.» Il n’en est pas à sa première discrimination. «A la cantine, les élèves kurdes mangeaient autre chose, des repas moins bien préparés.»

Il dit être bon en triathlon. Mais contrairement aux sportifs non kurdes de son niveau, il n’a pas eu droit à un vélo. «On ne me laissait pas non plus entrer à la piscine.» Khalatissa pratique aussi le taekwondo. Il dit que son club, situé dans une ville kurde du nord de la Syrie, a été interdit car il battait les clubs des villes arabes.

Son père appartenait au Parti de l’union démocratique (PYD), interdit. «Il a été arrêté à de nombreuses reprises. Une fois, il est resté un an et trois mois en prison pour avoir défendu les droits d’une femme. Aujourd’hui, à cause de la torture, il a mal au dos, aux genoux, il ne peut plus marcher.»

Khalatissa a payé 6 000 dollars (environ 4 300 euros) pour partir. Il a dit au passeur : «Je veux aller dans un pays d’Europe.» S’il obtient le statut de réfugié, il compte s’inscrire à l’université.