De 1915 à 2007, rien n'a changé ?


25 janvier 2007

Sur Gazetem.net, le célèbre écrivain turc Ahmet Altan fait le lien entre les massacres de 1915 et l'assassinat de Hrant Dink. Il invite à cette occasion les Turcs à rejeter le négationnisme d'Etat et à assumer un passé douloureux, sans s'arrêter sur le terme "génocide", qui, dans le contexte turc, bloque le débat.

Finalement, peu de choses ont changé. En 1915, ils se faisaient tuer. En 2007, ils se font toujours tuer. Que dit-on aujourd'hui concernant les massacres de 1915 ? Ah oui ! "Ils nous ont tués, alors, nous aussi on les a tués". Qu'allons-nous donc bien pouvoir dire à propos de l'assassinat de Hrant ? "Qu'il nous a tués et qu'alors on l'a assassiné" ? Ce n'est évidemment pas cela que l'on dit aujourd'hui, n'est-ce pas ? "Son meurtre est l'œuvre de traîtres et de lâches." Voilà ce que l'on dit aujourd'hui. Et l'on ne considère pas ces assassins comme étant des nôtres.

Pourquoi alors, ceux qui, il y a quatre-vingt-dix ans, ont massacré des centaines de milliers d'Arméniens, y compris des femmes, des vieillards et des enfants, seraient-ils des nôtres et que ceux qui ont tué Hrant n'en seraient pas ? Quelle différence cela fait-il ? Eh bien, tout simplement, cette fois-ci, nous avons pu voir ce meurtre. Cette fois, on ne nous a pas raconté comment cela s'est passé, nous l'avons vu nous-mêmes. Si, dans ce pays, ceux qui écrivent sur 1915 se mettaient à écrire sur l'assassinat de Hrant, point de doute que dans cinquante ans on dira que "Hrant s'en est pris à nous et nous avons donc dû le tuer". Ces menteurs altéreraient la vérité. Car ce n'est pas nous qui avons assassiné Hrant. Il est fort probable que ce meurtre est l'œuvre d'un groupe de personnes nichées au sein de l'Etat turc qui veulent que la communauté internationale rejette la Turquie et que celle-ci s'enferme dans le nationalisme en réaction.

En 1915, ce n'est pas non plus "nous" qui avons tué les Arméniens. Le responsable, c'est l'Etat [ottoman]. Les Arméniens massacrés faisaient partie de la nation ottomane. Or "nous" sommes la nation. Ceux qui ont été tués faisaient donc partie de "nous". Mais, dans ce pays, les citoyens se considèrent non pas comme une partie de la nation, mais comme une composante de l'Etat. Dans ces conditions, ils assument un massacre commis non pas par eux, mais bien par l'Etat. Or c'est un mensonge, car en 1915, à l'instigation des Jeunes-Turcs, l'Etat ottoman, appliquant un plan élaboré par un service secret spécial, a massacré une partie de la nation à laquelle nous appartenons.

Demander des comptes aujourd'hui pour cette partie de nous qui a été assassinée est donc un devoir. Nous devrions dès lors interpeller l'Etat en lui demandant pourquoi il assume des crimes commis sous un régime qu'il a pourtant renversé et pourquoi il laisse à d'autres le soin de réclamer des comptes pour cette partie de nous qui a été éliminée. C'est précisément parce que nous n'avons pas demandé cela que l'un des nôtres, Hrant Dink, vient d'être assassiné. De plus, Hrant, tout en portant le deuil de ses aïeuls, ne voulait pas bloquer ce vaste examen de conscience en l'enfermant dans le seul terme de "génocide". Il souhaitait que la Turquie s'ouvre sur le monde et se démocratise. On l'a désigné comme "ennemi des Turcs". Il n'était pourtant l'ennemi de personne, bien au contraire.

Pourquoi donc, dans notre pays, ceux qui justifient les meurtres et les massacres sont-ils considérés comme des "Turcs" alors que ceux qui sont du côté de la paix, de la justice et de l'humanité se voient affublés du qualificatif d'"ennemi "? Pourquoi donc ceux qui redoublent d'efforts pour faire le lien entre les termes "Turc" et "mort" sont-ils considérés comme des "Turcs "? Celui qui fait passer tout un peuple pour "assassin" peut-il vraiment être considéré comme un ami ? C'est parce que le peuple turc n'a pas compris qu'il constituait bel et bien une nation qu'il défend encore aujourd'hui des crimes commis par l'ancien et le nouveau régime. C'est pour cela qu'il utilise le mot "nous" pour désigner des assassins.

Je n'ai jamais souhaité que la mémoire de la mort de centaines de milliers d'êtres humains, que cette tragédie sanguinaire, se perde dans le tumulte créé par le terme de "génocide". Mais c'est précisément parce que nous n'avons pas pu dépasser ce terme que des gens comme Hrant se font encore tuer. Je pense donc que pour éviter de nouveaux meurtres et pour empêcher que ce pays ne s'enfonce dans une impasse, nous devons dépasser ce terme. L'Etat ottoman a tué des centaines de milliers de gens uniquement parce qu'ils étaient arméniens, et aujourd'hui, une organisation secrète a tué Hrant "parce qu'il était arménien".

C'est donc à nous qu'il incombe de demander des comptes pour tous ces morts. Nous avons tous été choqués par l'assassinat de Hrant. Nous aurions eu la même réaction en 1915 en voyant ce qui se passait. Nous n'aurions pas dit : "Ils nous ont tués, alors on leur a fait la même chose". On aurait eu honte. De la même façon que vous souhaitez que les assassins de Hrant soient démasqués, eh bien en 1915 aussi vous auriez voulu que les assassins de tous ces Arméniens soient arrêtés. Par sa mort, Hrant nous a rappelé que nous formions une nation et que nous ne devions absolument pas être confondus avec des assassins. Qui a tué Hrant ? Qui a tué les Arméniens en 1915 ? Ce n'est pas à d'autres qu'il faut rendre des comptes pour cela, mais bien à nous. Car c'est une partie de "nous" qui a été tuée. 
 
 Ahmet Altan, Gazetem.net (Istanbul)