Dans «Les tortues volent aussi», le cinéaste iranien montre les enfants de la guerre au Kurdistan

Bahman Ghobadi et l'innocence perdue

Emmanuèle Frois - Le Figaro - 23 février 2005

Un village du Kurdistan irakien, à la frontière de l'Iran et de la Turquie, quelques jours avant l'offensive américaine. Des champs de mines à perte de vue. Sous la houlette de Kak Satellite, jeune chef de bande, une ribambelle d'orphelins les déminent.InfoDes enfants pour la plupart mutilés, blessés à jamais dans leur chair et dans leur âme. Hangow, le manchot qui prédit l'avenir, et sa soeur Agrine viennent grossir les rangs. Ils portent en eux d'autres tragédies. Agrine qui fut violée par des baassistes a accouché d'un bébé aveugle. Elle n'a qu'une idée en tête, le tuer...

Les tortues volent aussi de Bahman Ghobadi est un film fort, dur, en forme de cri, dédié à tous les enfants, victimes des guerres et des dictatures. «Ce film est l'expression d'une souffrance personnelle, explique le réalisateur. Quand je regarde la situation du Kurdistan, un sentiment de colère m'envahit. Ce pays est, depuis toujours, une des zones de prédilection des poseurs de mines. Elles font parties du décor. Et il y en a tant que, pour les enfants, c'est devenu un terrain de jeu.» Même s'ils risquent d'y laisser leur vie ? «Les blessures et les handicaps sont tellement courants que les enfants y sont insensibles. Actuellement, trois personnes par jour sautent sur des mines datant de la guerre irano-irakienne. Pendant le tournage, un des gamins a ramené chez lui une mine pour en faire un vase. En tentant de la désamorcer, elle a explosé...»

Bahman Ghobadi, visage rugueux, regard sombre, est né à Bané, au Kurdistan iranien. Il a été l'assistant d'Abbas Kiarostami sur le tournage du Vent nous emportera, avant de passer lui-même à la réalisation (Un temps pour l'ivresse des chevaux, Les Chants du pays de ma mère).

A la différence des cinéastes iraniens qui usent de symboles et de sous-entendus, Bahman Ghobadi, le Kurde, ne suggère pas, il montre et ose aborder de façon explicite des sujets tabous tels que le suicide, le viol. «Je voyage beaucoup à travers le Kurdistan et je suis sensible aux réalités désespérantes de l'époque. Et, parfois, je me dis que cela ne vaut pas la peine de vivre... La guerre Iran-Irak, le régime dictatorial de Saddam ont créé un fléau, le viol. Il y a eu 60 000 cas répertoriés. Un chiffre bien inférieur à la réalité. Nous vivons dans une culture machiste et la fierté de l'homme kurde veut que ce genre de drame soit intériorisé.»

Bahman Ghobadi, qui a rénové deux cinémas à Arbil et à Sulamaniya, a pu présenter Les tortues volent aussi, il y a quelques semaines. «Mon film a eu un effet cathartique. Les gens m'ont embrassé, remercié à la fin de la projection.» Mais lui qui évoque avec tant de noirceur et de douleur l'enfance brisée, l'innocence perdue, que retient-il de ses jeunes années ? «Des catastrophes en série. J'avais 8 ans lorsque la guerre Iran-Irak a éclaté. Bané est la ville qui a été le plus bombardée. J'ai assisté à la mort de mon oncle, à celle de mes cousins. Ma tante a eu les jambes arrachées. Et même avant cette guerre, nous vivions dans l'insécurité. Ce chaos, cette douleur, j'en ai toujours besoin pour créer. Mais les pires années de ma vie se situent entre 14 et 18 ans, lorsque j'ai dû pratiquer la lutte, sous la pression de mon père.»

Que sont devenus les petits héros du film ? «Grâce au soutien apporté par le président Natchirvan Barzani, les enfants handicapés que nous avions trouvés dans les rues ont pris le chemin de l'école. Agrine qui a 15 ans travaille à la radio kurde. Quant au jeune Kak Satellite qui est un garçon très brillant, je vais l'aider à devenir réalisateur.»