Dans le nord-ouest de la Syrie, le difficile retour des Kurdes, soumis à la loi des milices financées par la Turquie

mis à jour le Mercredi 18 juin 2025 à 15h40

LeMonde.fr | Par Eliott Brachet

« Nous vivons encore sous occupation » : à Afrin, dans le Nord-Ouest syrien, le retour amer des Kurdes, soumis à la loi des milices proturques

ReportageUne partie de la population kurde qui avait été chassée de cette région du nord-ouest de la Syrie en 2018 a pu y revenir depuis la chute du régime Al-Assad en décembre 2024. Mais les groupes armés à la solde d’Ankara y multiplient les exactions, en dépit de la volonté affichée des autorités de Damas de restaurer l’ordre.

Les yeux bleus de Mohamad Habas se troublent d’émotion alors qu’il déambule dans les vestiges de sa maison. De la demeure familiale, juchée à flanc de colline dans le village de Koran, à proximité de la frontière turque, il ne reste qu’un tas de gravats éparpillés sur un talus. Accompagné de ses petits-enfants apprêtés pour les fêtes de l’Aïd, l’ancien maire du village y revient pour la première fois après sept ans d’exil.

« Après tout ce que nous avons traversé, je ne pensais pas revoir ce paradis », murmure le grand-père en contemplant à perte de vue les collines de terre rouge hérissées d’oliviers noueux, symboles de la région d’Afrin. En janvier 2018, le notable et sa famille avaient fui les tirs d’artillerie, les raids de drones turcs et les assauts au sol des factions de l’Armée nationale syrienne (ANS), coalition de milices rebelles inféodées à la Turquie qui s’étaient emparées de ce territoire septentrional de la Syrie peuplé majoritairement par la communauté kurde.

Baptisée « opération “Rameau d’olivier” », l’offensive éclair de la Turquie et de ses supplétifs syriens avait pour objectif de « nettoyer » la région des Unités de protection du peuple (YPG), alliés de facto du régime de Bachar Al-Assad et considérés par Ankara comme une émanation du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), désigné comme une organisation terroriste par la Turquie. La campagne militaire s’était rapidement convertie en campagne de nettoyage ethnique, poussant près de 300 000 civils kurdes hors d’Afrin. Ceux-ci ont vite été remplacés par des combattants turkmènes et arabes et par des milliers de civils venus des poches rebelles de la Syrie matées par le régime baassiste.

Sa chute soudaine, en décembre 2024, a rebattu les cartes. Afrin s’est vidée de la majeure partie de ses occupants, partis retrouver leurs maisons libérées du joug d’Al-Assad. En sens inverse, quelque 80 000 Kurdes sont revenus à Afrin, enhardis par la signature d’un accord historique, en mars, entre les nouvelles autorités à Damas et l’Administration autonome kurde du nord-est de la Syrie (Aanes) ainsi que de son bras armé, les Forces démocratiques syriennes (FDS).

« Les extorsions et les intimidations continuent »

« L’équilibre démographique s’est à nouveau inversé : les Kurdes constituent désormais près de 70 % de la population », se réjouit Azab Osman, représentant du Parti des Kurdes indépendants et membre du conseil local d’Afrin, avant de se renfrogner : « La situation s’améliore, certes, mais les extorsions et les intimidations continuent. » Si elles ont officiellement été dissoutes – intégrées aux nouvelles forces armées syriennes, sous la supervision du ministère de la défense, ou dans les rangs de la sûreté générale, dépendant du ministère de l’intérieur –, plusieurs milices proturques continuent d’imposer leur loi sur de larges pans de la région d’Afrin.

Certaines se sont taillé une sinistre réputation, comme la brigade Sultan Souleiman Chah, dirigée par Mohammed Al-Jassem, alias « Abou Amcha », la Division Al-Hamza, menée par Seif Abou Bakr, ou encore les combattants du groupe Sultan Mourad et les Ahrar Al-Charkiya. Toutes ont à leur passif des exécutions sommaires, des centaines d’arrestations, des kidnappings, des viols, des mariages forcés, des actes de torture et de racket à l’encontre de la communauté kurde. Ces exactions leur ont valu d’être visées par des sanctions américaines puis européennes à la suite de leur participation, en mars, aux massacres de civils alaouites sur le littoral syrien.

« Depuis quelques semaines, la plupart des checkpoints ont été levés. Les exactions ont légèrement diminué, mais elles se poursuivent. Nous avons recensé plusieurs kidnappings contre rançon, des dizaines d’arrestations, des spoliations de terres, des coupes sauvages d’oliviers, et surtout d’innombrables cas d’extorsion et de chantage entravant le retour des habitants originels », énumère Fariza Saeed, membre de l’organisation humanitaire Bahar.

Alliés encombrants

A Afrin, le « rameau d’olivier », nom de l’ancienne offensive turque, n’est plus un symbole de paix. Pour ses habitants kurdes, il est devenu synonyme de prédation, de spoliation et d’occupation. « Les milices ont planté leurs griffes dans notre économie. Elles taxent les récoltes jusqu’à 60 % et extorquent jusqu’à 6 dollars par an [environ 5,20 euros] par olivier, en échange de leur prétendue protection », dénonce un habitant de Koran qui a souhaité rester anonyme.

Revenu dans le village quelques mois plus tôt, l’homme a découvert que sa maison était occupée par des membres d’une faction et que ses champs avaient été saisis. Arrêté sur le coup, suspecté de liens avec l’administration kurde, il a passé plusieurs mois à l’isolement, dans une prison aux mains de miliciens. En échange de 14 000 dollars, il a fini par être libéré et a pu retrouver sa maison. « Mais je n’ai pas récupéré mes oliviers », se désole-t-il.

« Ici, tout se monnaye : les hommes, les maisons, les arbres. Les milices n’ont plus un contrôle militaire total, mais elles fonctionnent désormais comme une mafia », résume Hanif Brimo, membre du conseil local de la commune de Rajo, arrêté à deux reprises et plusieurs fois menacé de mort par des factions.

En contrebas, sur la route qui mène jusqu’à cette petite municipalité, deux hommes armés se tiennent à un barrage. L’un porte la combinaison noire de la sûreté générale, l’autre un camouflage kaki de la police locale. « Ces gars sont de l’ANS. On se connaît tous, ici. Ils ont simplement changé d’uniforme », souffle un membre d’une ONG locale qui n’a pas souhaité donner son nom.

Après avoir demandé les papiers des conducteurs, les miliciens laissent finalement circuler les voitures. « Il y a quelques semaines encore, on aurait pu finir en prison. La plupart des Kurdes ne reviennent pas, car ils craignent d’être arrêtés, accusés de liens avec les YPG ou, pire, avec le PKK. Etre kurde, ici, c’est avoir une cible sur la tête », poursuit-il en épongeant la sueur qui perle sur ses tempes.

Impliquées dans les massacres sur la côte alaouite, les factions de l’ANS sont devenues des alliés encombrants pour le nouveau pouvoir syrien, qui tente de polir son image à l’étranger. Néanmoins, Damas peut difficilement s’en défaire. Comptant plus de 15 000 combattants, l’ANS a constitué le deuxième vivier de recrutement (après le groupe Hayat Tahrir Al-Cham) au sein de la nouvelle armée en construction.

Surtout, les factions de l’ANS restent soutenues par la Turquie, qui, au fil des ans, a transformé Afrin en une région satellite, avec ses drapeaux rouges omniprésents, ses bases militaires et ses prisons gérées par le MIT, le service de renseignement turc. Ici, tout s’échange en livres turques, les télécommunications sont assurées par Turkcell, la poste par les PTT turques. La langue turque est devenue obligatoire dans les écoles, l’intégralité des salaires des fonctionnaires est payée directement par la province turque voisine du Hatay, et même les conseils locaux chargés d’administrer chaque commune sont cooptés par Ankara.

Ménager le puissant allié turc

Damas assure vouloir peu à peu reprendre la main sur le territoire d’Afrin. « La région doit revenir dans le giron du gouvernement syrien. Nous allons combler le vide sécuritaire et briser le mur de la peur. C’est notre devoir de faire revenir les déplacés d’Afrin », promet Massoud Batal, nouveau responsable du canton nommé par Ahmed Al-Charaa. Mais ces vœux d’apaisement peinent à convaincre les Kurdes de retour à Afrin.

A l’instar du redouté Abou Amsha, nommé chef de la 62e division de l’armée syrienne, certains cadres de l’ANS ont été promus dans les arcanes du nouveau pouvoir. « Les paroles du gouvernement sont bonnes. Mais comment peut-on avoir une confiance absolue, alors que des criminels de guerre comme lui, qui ont pillé, violé, terrorisé, ont été récompensés ? », s’indigne Fariza Saeed, qui demande que les crimes commis par l’ANS soient pris en compte dans le futur processus de justice transitionnelle.

Les nouvelles autorités se trouvent face à une équation très compliquée : entre une volonté affichée de permettre le retour des déplacés d’Afrin, afin de donner des gages à la table des négociations aux autorités kurdes, et l’impératif de ménager le puissant allié turc, qui ne permettra pas la réinstallation de groupes armés kurdes jugés proches du PKK à sa frontière et n’hésitera pas, pour ce faire, à utiliser ses milices supplétives syriennes comme moyen de pression.

En attendant, un parfum de peur flotte toujours sur les collines d’Afrin. Dans le village de Metina, Moustafa (le prénom a été modifié à sa demande) passe tous les jours à Mobylette devant sa maison. Chaque fois, il ralentit, jette un coup d’œil amer vers la porte dont il n’a plus la clé. Il est revenu dans son village natal sept ans après en avoir été chassé, mais ses larmes de joie se sont teintées de désarroi. La demeure où il a grandi est occupée par une famille de miliciens. « Ils demandent 2 500 dollars pour me la rendre. Je n’ai pas cet argent », se désole-t-il.

Contraint de vivre chez des voisins, cet ouvrier agricole a voulu porter plainte, avant d’en être dissuadé par d’autres habitants. « Si tu ouvres la bouche, tu t’exposes à des représailles », déplore Moustafa. Dans ce climat de peur, le retour de la totalité des Kurdes d’Afrin reste donc hypothétique, suspendu aux négociations en haut lieu. « Nous vivons encore sous occupation, forcés de cohabiter avec nos bourreaux d’hier, constate Moustafa. Partout dans le pays, on dit que la Syrie est revenue aux Syriens, sauf chez nous, à Afrin. »