Dans Kirkouk, la Jérusalem kurde

mis à jour le Mercredi 9 juillet 2014 à 16h44

Mondediplo.com | Par notre envoyé spécial Allan KAVAL *

Les premiers bénéficiaires du chaos irakien pourraient être les Kurdes: ils ont profité des combats pour s'emparer de Kirkouk, qu'ils considèrent comme leur capitale historique. Mais le rêve d'un Etat unifié est encore lointain, car ils ne peuvent se maintenir à l'écart des soubresauts qui agitent la région. Et, en Irak comme dans les pays avoisinants, ils restent profondément divisés.

Sur la route qui mène de Kirkouk, ville tout juste passée sous le contrôle des forces du gouvernent régional du Kurdistan, à Haouidja, localité sunnite où flotte depuis quelques jours la bannière de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), les Jeep du convoi militaire kurde font brutalement demi-tour. Le chauffeur du véhicule de tête a dépassé sans s'en rendre compte le dernier point de contrôle kurde, roulant vers les positions adverses situées à moins d'un kilomètre, avant de réaliser son erreur.

C'est que la frontière est toute récente: les bâtiments de béton de l'ancien poste des forces de sécurité irakiennes viennent de changer d'occupants. Ternies par le soleil et la poussière, les couleurs de l'Irak fédéral sont encore visibles sur un de leurs murs, mais les jeunes peshmergas (1) y ont déjà planté leur drapeau: celui du Kurdistan. A quelques centaines de mètres, la route passe sous un pont qui marque la limite à ne pas franchir: les hommes de l'EIIL attendent de' l'autre côté. Après deux jours sans accrochage, nl:Jlle raison de tenter le diable. L'armement est léger. Les homrl]es, ~u repos. On ne se battra pas aujourd'hui.

« Nous sommes ici pour sécuriser les territoires kurdes désertés par l'armée irakienne, pas pour nous impliquer dans une guerre civile», déclare le général Sherko Fatih, qui dirige les forces kurdes stationnées dans la région. Echappant de fait à l'autorité de Bagdad depuis la fin de la guerre du Golfe (1990-1991), et ayant obtenu la reconnaissance constitutionnelle de son autonomie après la chute de Saddam Hussein, le Kurdistan irakien voit se réaliser ses aspirations territoriales historiques avec l'effondrement, dans le nord du pays, d'un Etat central dominé par des partis arabes chiites.

Les forces armées irakiennes ont été dispersées par l'offensive lancée sur Mossoul et sur les zones de peuplement sunnite par l'alliance hétéroclite d'islamistes, de nationalistes et de baasistes qui avance dans le sillage de l'EIIL. Elles ont laissé derrière elles leurs bases, leurs armes, et un vide sécuritaire que les peshmergas se sont empressés  de combler dans les «territoires disputés». Depuis 2003, les principales formations politiques kurdes, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK), concurrençaient l'Etat central sur cette bande de terre intermédiaire.

Le véritable front de la nouvelle guerre d'Irak est ailleurs: dans les villes conquises par la mouvance sunnite de l'EIIL. Ses combattants font face aux miliciens et aux volontaires qui répondent en masse à l'appel au djihad lancé pa rlJyàtoliah Ali AI-Sistani, la plus haute autorité chiite d'Irak. Dans les marges de cette guerre confessionnelle, les Kurdes consolident leurs acquis. Une nouvelle frontière de mille cinquante kilomètres s'étend de la ville de Khanakin, proche des frontières de l'Iran, aux zones kurdes de Syrie, menacées par l'EIIL et passées depuis juillet 2012 sous le contrôle de la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) turc, le Parti de l'union démocratique (PYD).

Sur une diagonale qui fend l'Irak en deux de nord-ouest en sud-est ~'égrène maintelllant un chapelet de points de contrôle qui marquent la nouvelle limite entre le Kurdistan et les zones insurgées. Si des escarmouches se produisent ponctuellement, on est loin d'une guerre totale. Pour un ancien notable baasiste de Kirkouk qui a l'oreille des groupes armés en présence, «leur adversaire commun, l'Etat central chiite, n'existe plus dans le nord de l'Irak : Kurdes et Arabes sunnites ont tout intérêt à conserver des relations de bon voisinage».

EXPORTER DU PÉTROLE EN PASSANT PAR LA TURQUIE

La confessionnalisation à outrance de la scène irakienne conduit ainsi à un comble: des nationalistes arabes sunnites, qui forment une part importante des groupes ralliés à l'EIIL, affirment la nécessité d'une certaine entente avec les Kurdes. «Des affrontements peuvent avoir lieu et faire des morts, mais c'est parce que le mouvement sunnite n'est ni unifié ni suffisamment contrôlé par ses chefs.

Au plus haut niveau, on évite les dégâts », explique un militant proche des insurgés. Cette situation paradoxale a permis la satisfaction de la revendication essentielle du mouvement kurde en Irak: le contrôle de la ville et de la province de Kirkouk, «Jérusalem· des Kurdes» dans le discours nationaliste. Y vivent d'importantes minorités turkmènes et arabes. Depuis 2005, leur sort était suspendu à l'article 140 - jamais appliqué - de la Constitution irakienne, qui prévoyait un recensement et la tenue d'un référendum sur un éventuel rattachement au Kurdistan autonome.

A Kirkouk, le retrait des forces irakiennes n'a fait que confirrI1er la suprématie des Kurdes. Dominant le conseil provincial depuis l'invasion américaine de 2003, ils se sont approprié les équipements militaires disponibles. Ils exercent dorénavant le monopole de la force et ne sont pas prêts à le céder si on devait assister à une tentative de retour de l'Etat central.

Ainsi se dissipent les fictions juridiques et institutionnelles censées organiser le partage du pouvoir entre Bagdad et Erbil, la capitale du gouvernement régional du Kurdistan, dans l'Ira:k post-Hussein (2). Les Kurdes, qui s'étaient emparés par la force en 2008 d'une partie de l'immense champ pétrolier de Kirkouk, pourraient maintenant en jouir dans sa totalité. M. Ashti Hawrami, leur ministre des ressources naturelles, a annoncé, dans les jours qui ont suivi le retrait irakien, la construction d'infrastructures permettant de pomper le pétrole toujours officiellement sous contrôle fédéral et de le mélanger à celui produit sur le territoire du gouvernement régional. L'exportation vers les marchés internationaux se ferait ensuite de manière autonome, en passant par la Turquie. Le 21 juin 2014 a eu lieu la première livraison de brut produit au Kurdistan irakien: il a été expédié depuis le port turc de Ceyhan vers celui d'Ashkelon, en Israël. En position de force, les Kurdes pourraient arracher à Bagdad, dont la souveraineté sur l'ensemble du territoire irakien est toujours reconnue sur le plan international, un accord favorable.

Par la voix de son premier ministre, M. Nechirvan Barzani, le gouvernement régional s'est prononcé en faveur de la formation d'une zone arabe sunnite autonome autour de Mossoul. Pour autant, on aurait tort d'en déduire que son renforcement en tant qu'entité autonome exclut sa participation au jeu irakien. Il intègre un ensemble de dynamiques politiques dont Bagdad reste l'un des pôles, au même titre qu'Ankara et Téhéran - en raison de l'influence iranienne sur la classe politique chiite en Irak. Les élites kurdes ont encore intérêt à jouer de leur influence au sein de l'Etat irakien, même dans un environnement où les frontières se brouillent et où les acteurs - étatiques et non étatiques - qui entrent dans l'équation se multiplient.

TIRAILLÉS ENTRE. ANKARA ET TÉHÉRAN

En outre, les Kurdes irakiens ne foment pas une entité cohérente dont l'action serait déteminée par un programme commun bien compris. Le PDK et l'UPK restent dans une certaine mesure deS' partisEtats dotés de leurs territoires, de leurs forces armées; ils poursuivent leurs intérêts propres et entretiennent des alliances parfois divergentes. Ainsi, le PDK domine le secteur des hydrocarbures, ce qui détermine son alignement sur les positions diplomatiques d'Ankara, du fait des ambitions de la Turquie dans le domaine énergétique. L'UPK, elle-même parcourue par de puissantes divisions internes, entretient de meilleures relations avec l'Iran et, par ricochet, avec le PKK. Celui-ci s'oppose à l'influence du PDK au Kurdistan turc et surtout au Kurdistan syrien, qu'il tient à voir rester sous la coupe de ses alliés locaux.

Bien que les responsables des deux bords s'attachent à minimiser ces divergences, le chaos dans lequel est plongé l'Irak tend à les alimenter. D'après le général Jabbar Yawar, secrétaire général du ministère des peshmergas du gouvernement régional dans le sud-est du Kurdistan irakien, l'UPK domine et collabore en bonne intelligence avec l'armée fédérale, encore positionnée sur quelques dizaines de kilomètres avant la frontière iranienne. Hégémonique dans le nord-ouest, le PDK, lui, est plus enclin à trouver un langage commun avec certaines composantes de la mouvance sunnite. Par ailleurs, si Kirkouk, avec ses bases militaires et ses ressources, se situe à la frontière de l'Irak arabe et du Kurdistan, elle se trouve également sur la ligne de contact entre les zones d'influence respectives de l'UPK et du PDK. Dominée par l'UPK depuis la chute de l'ancien régime, elle redevient, après le départ des troupes irakiennes, un objet de rivalité entre les deux principales formations kurdes.

LA NOUVELLE FRONTIÈRE N'EST PAS UNE LIGNE CLAIRE

Cette tendance au morcellement se trouve encore renforcée, dans les territoires anciennement disputés à Bagdad, par la pluralité des populations. Au clivage entre Kurdes, Turkmènes et Arabes s'ajoutent des différences confessionnelles, ces trois communautés étant traversées par la ligne de partage entre chiite et sunnites. Dans les interstices du contrôle sécuritaire exercé - conjointement ou séparément - par l'UPK et le PDK bourgeonnent ainsi des milices fondées sur ces multiples manières d'être « l'autre" de quelqu'un. Elles agrègent, en fonction de leurs affiliations, les membres des anciennes forces de sécurité fédérales. Chacun de ces groupes armés trouve des alliés lointains contre ses ennemis proches.

La nouvelle frontière du Kurdistan n'est donc pas une ligne claire, mais une .zone composite et dévastée, faite de points de contrôle, d'enclaves, de poches où diverses autorités fondées en premier lieu sur la force coopèrent, s'ignorent, se concurrencent, se combattent. A une dizaine de kilomètres du centre-e!e, ~.jEk-e u k, où-Ia vie-suit son cours ordinaire dans le voisinage de la guerre, la localtté de Taza, pe.uplé.e d.e.Iurkmènes cjliites, donne un aperçu de cette réalité. Bechir, un village voisin, également turkmène et chiite, a été pris il y a peu par les membres de tribus sunnites installés par le régime de Hussein en 1986, puis chassés en 2003 par les habitants originels. Grâce à l'EIIL, ils ont trouvé l'occasion de reprendre possession des terres et des biens de leurs voisins. Dans les rues silencieuses de Taza circulent des jeunes gens armés qui se rendent à la mosquée. Là, en uniforme militaire, coiffé de son turban religieux, le représentant local de l'ayatollah AI-Sistani appelle les hommes au martyre pour la reconquête de Bechir.

Dans la cour, des membres grisonnants du parti chiite AI-Daawa, anciennement exilés en Iran, dont ils sont revenus avec la coiffure et la barbe des gardiens de la révolution. Ils se préparent à rejoindre une réunion présidée par des commandants de la milice Badr, qui coordonnent leur action avec des milices chiites mises en place il y a six mois par le gouvernement central. A quelques kilomètres, un char soviétique et quelques blindés récupérés en 2003 par les peshmergas de l'UPK dans les casernes de Hussein, ainsi qu'une centaine de combattants kurdes, se sont positionnés sur le canal qui sépare Taza des forces sunnites. Ils contrôlent le pont qui mène de l'autre côté. Une délégation du PKK de passage y a accroché un drapeau à l'effigie de son chef, M. Abdullah Ocalan, emprisonné en Turquie.

Plus loin, au bord de cette voie d'eau d'une dizaine de mètres de large, une tente du HautCommissariat des Nations unies pour les réfugiés abrite du soleil une dizaine d'adolescents en armes, sous un drapeau à la gloire d'Ali (3). Un jeune homme qui n'avait pas 10 ans en 2003 porte en bandoulière un kalachnikov modifié pour ressembler à un fusil d'assaut américain. Vêtu d'un treillis militaire et d'un maillot de contrefaçon de l'Olympique lyonnais, il se  fait prendre en photo avec un policier déserteur qui a répondu à l'appel aux armes de l'ayatollah AI-Sistani, tandis qu'au loin quelques coups de feu fusent vers une cible inconnue.


  • (1) Littéralement «ceux qui vont au-devant de la mort»: nom des membres des forces armées du Kurdistan irakien hérité des années de guérilla contre l'Etat central.
  • (2) Lire Vicken Cheterian, « Chance historique pour les Kurdes », Le Monde diplomatique, mai 2013.
  • (3) Gendre du prophète Mohammed, vénéré par les chiites.