Corne d’or du tourisme


Juin 2008 | Jérôme Bastion

La Turquie regarde vers l’Europe

Largement critiquée pour ses violations de la démocratie et des droits fondamentaux, la junte militaire qui prit le pouvoir en Turquie en 1980 a au moins promulgué une loi qui a profondément transformé le pays : dite d’« encouragement du tourisme », cette décision stratégique a propulsé la péninsule anatolienne en tête des destinations les plus visitées dans le monde. En un quart de siècle, l’industrie touristique est ainsi devenue l’une des principales sources de devises du pays : près de 20 % du produit des exportations, juste derrière l’automobile et devant le textile. Elle a contribué à arrimer la Turquie à l’économie mondiale, dont elle occupe la quizième en termes de produit intérieur brut (PIB), mais seulement la soixantième pour le revenu par habitant. Avec, en 2007, un peu plus de vingt-trois millions d’entrées (+ 17,77 % par rapport à 2006) et près de 14 milliards de dollars de revenus (+ 11,4 %), la Turquie s’installe parmi les dix premières nations du tourisme (1) : en 2006, elle était déjà onzième par le nombre d’entrées, et neuvième par les recettes, au classement de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) – qui n’a pas encore publié son palmarès 2007.

Les revenus de ce secteur participent pour près de 6 % au PIB, affichant une croissance deux fois plus rapide que l’ensemble de l’économie du pays : autour de 10 % annuels, contre 5 % pour l’indice national, en moyenne, sur les deux dernières décennies. Cette croissance est également nettement supérieure au taux de progression du tourisme mondial : + 5,4 % (2).

Quelle que soit la conjoncture économique internationale, l’OMT se montre optimiste à long terme, confortant les prévisions euphoriques des professionnels turcs du tourisme : le nombre de voyageurs dans le monde devrait atteindre un milliard six cents millions en l’an 2020 (contre neuf cents millions en 2007), dont les trois quarts pour des voyages intra-régionaux. Parmi ces derniers, l’Europe se taille toujours la part du lion, avec environ 46 % des voyageurs.

De fait, près de trois visiteurs de la Turquie sur cinq (plus de treize millions de personnes) provenaient en 2007 de l’Union européenne (et de la Suisse). Le ministère turc du tourisme n’est donc peut-être pas trop ambitieux quand il prévoit, pour les six années à venir, de recevoir « plus de quarante millions de visiteurs » et d’en tirer « environ 50 milliards de dollars »  (3).

Eviter le « syndrome Costa del Sol »


Pour éviter les conséquences néfastes du tourisme de masse – ce « syndrome Costa del Sol », dont on perçoit déjà certains symptômes à Kusadasi (mer Egée) ou à Lara, dans la banlieue d’Antalya (mer Méditerranée) –, le programme ministériel envisage une nécessaire diversification de l’activité touristique. Il s’agit, précise le document, de « ne pas aggraver l’entassement sur les côtes égéenne et méditerranéenne, l’urbanisation anarchique derrière la bande côtière, le manque d’infrastructures et les problèmes environnementaux ». Responsable de la conservation au WWF Turquie, M. Ahmet Birsel renchérit : « Il faut absolument bloquer le développement des grands complexes hôteliers, parce qu’ils dénaturent l’environnement sans profiter à l’économie locale. » Ils utilisent en effet des produits d’importation ou industriels pour répondre aux besoin supposés uniformes de la clientèle.

Toutefois, « on ne peut plus se passer de ce tourisme de masse », estime-t-on au Türsab, la puissante association des agents de tourisme, « tant la demande se développe rapidement ». Erreur de jeunesse ? C’est en acceptant les crédits des institutions financières internationales pour permettre aux multinationales du tourisme d’investir en Turquie que les bases de cette industrie désormais florissante ont été jetées, il y a vingt-cinq ans. Kemer, à l’ouest d’Antalya, désignée à l’époque zone-pilote, en est le triste exemple, mélange de La Grande-Motte et de Benidorm...

Au ministère comme au département recherche et développement du Türsab, on assure réfléchir à une diversification de l’activité « mer-sable-soleil », tant géographique que thématique. La pression des professionnels a parfois obtenu du gouvernement qu’il renonce à des projets immobiliers dans des zones déjà surexploitées, comme à Belek (à l’est d’Antalya), ou au contraire dans d’autres encore vierges, pour préserver le cadre naturel qui fait le succès de la célèbre « Croisière bleue » (produit emblématique du catalogue haut de gamme), entre Bodrum et Göcek. Mais tous se retrouvent parfois sur des projets d’un intérêt écologique douteux, comme le prouve la multiplication des parcours de golf...

Hormis cet exemple, les options pour un tourisme alternatif sont nombreuses, tant la Turquie est riche en lieux culturels et historiques, et variée en termes de paysages et de climats. Vieux projet qui avait failli aboutir avec un précédent ministre, l’idée de « privatiser » ce ministère stratégique refait même surface, les groupements professionnels (agents de voyage avec le Türsab, hôteliers avec le Türob, entrepreneurs avec l’Association turque des investisseurs dans le tourisme [TTYD]) dénonçant volontiers le manque de vision de l’administration.

Des options de tourisme alternatif

« La promotion est mal orientée, et les investissements négligent les régions mal desservies », estime le Türsab, qui travaille sur de nombreuses « niches », comme le tourisme... pour les handicapés. Un fascicule vient d’être édité pour accueillir, informer et guider ces visiteurs souvent ignorés. L’incroyable biodiversité du pays peut, par ailleurs, lui conférer un rôle pionnier en matière d’écotourisme (rural, botanique, animalier...). La Turquie commence aussi à développer le tourisme sportif, à l’instar des Foulées de Cappadoce ; mais randonnées, trekking, rafting et alpinisme demeurent confidentiels, malgré un énorme potentiel naturel. On réfléchit aussi au tourisme thermal et médical. Bref, la Turquie ne manque pas d’idées neuves.

Les sports d’hiver sont bien lancés, avec des sites exceptionnels, comme le domaine skiable avec vue sur la mer de Saklıkent (Antalya), ou les plus longues pistes combinées du monde à Palandöken (Erzurum). Ils vont bénéficier de la publicité des Universiades de 2011 pour s’imposer. De même, certains opérateurs affirment que la Turquie est « une destination incontournable en matière de tourisme d’affaires » et de congrès, lequel, de fait, connaît un véritable boom, avec des capacités d’accueil et d’organisation en constant développement (4).

Les initiatives locales, associatives ou étrangères viennent compléter cette riche palette : ainsi, la petite société familiale Kirkit implique les villageois de Cappadoce pour les aider à reconstruire leur patrimoine architectural en péril ; l’association Les Gourmets de Turquie organise un festival annuel des saveurs traditionnelles ; un voyagiste français propose des week-ends pour noctambules, Istanbul passant pour une des villes les plus « branchées » d’Europe. Imagine-t-on qu’il existe même un début de tourisme scientifique, avec le camp spatial d’Izmir, quatrième exemple du genre au monde, qui divertit et entraîne tant les enfants que les adultes ?

Diversification : la clé de la réussite

Avec un cinquième des emplois directs et induits (5), le tourisme joue un rôle-clé dans la stabilité économique et sociale. La moindre de ses qualités n’est d’ailleurs pas d’avoir fourni des dizaines, voire des centaines de milliers d’emplois à la population kurde, appauvrie par les combats dans une région située en dehors des circuits touristiques : opportunités saisonnières (construction), puis de plus en plus régulières et durables (services, commerce et restauration), ces offres de travail constituent un apport non négligeable pour des familles, parfois des villages entiers.

Le plus frappant, c’est que l’activité touristique est restée florissante malgré les soubresauts de 1999 – séisme, mais aussi arrestation du chef rebelle kurde Abdullah Öcalan – et surtout de 2006 – grippe aviaire, reprise des combats au Kurdistan, crise des caricatures de Mahomet, Coupe du monde de football en Allemagne (6). Entre-temps, elle a même servi d’amortisseur à la grande crise financière de 2001, maintenant le cap de la croissance et accueillant une partie des laissés-pour-compte des autres branches de l’économie.

La baisses de confiance de la part des marchés traditionnels occidentaux a d’ailleurs permis au tourisme turc de se tourner vers de nouvelles régions : la Russie et ses partenaires de la Communauté des Etats indépendants (plus de quatre millions huit cent mille vacanciers), les pays du Golfe et l’Extrême-Orient rééquilibrent la traditionnelle filière européenne. Cette diversification est sans doute le secret d’un succès durable.


(1) Ministère du tourisme et de la culture, « Statistiques 2007 », Ankara, avril 2008.

(2) OMT, « Faits saillants du tourisme », Madrid, 2007.

(3) Ministère du tourisme et de la culture, « Stratégie touristique en Turquie, plan d’action 2007-2013 », Ankara, mars 2007.

(4) Cent cinquante mille sièges dans au moins six grandes villes du pays.

(5) Institut turc de la statistique, « Répartition de l’emploi par secteur d’activité économique.

(6) L’Allemagne est le premier pourvoyeur de touristes en Turquie (quatre millions cent cinquante mille, selon le bilan 2007 du ministère turc du tourisme), dont cinq cent mille avaient préféré rester devant le petit écran en 2006 par rapport à 2005.