Contre les Kurdes: La sale guerre d'Erogan

mis à jour le Jeudi 10 octobre 2019 à 16h58

Liberation | 10/10/2019 | Dossier complet

Jouant des ambiguités de Washington, la Turquie est passé à l'attaque dans le Nord-Est syrien, mercredi.
Condamnant des milliers de civils à la fuite.

Trahison sans fin | Editorial | Par Ilsen About, Dominique Khalifa, Gérard Noiriel

L’impression d’un énième abandon, d’une trahison qui ne semble plus finir, au profit des intérêts dominants, économiques et géopolitiques. Malgré des décennies de résistances et la construction autonome d’une culture politique originale, les Kurdes subissent depuis toujours, avec une violence inédite, une répression féroce. Le début mercredi de l’offensive turque dans le nord-est de la Syrie laisse malheureusement craindre une nouvelle fois le pire. Les gages donnés à la Turquie d’aujourd’hui pour régler la crise des réfugiés, pacifier les frontières et contribuer à la restauration d’un Etat syrien provoquent à nouveau une menace directe. Cette nouvelle crise souligne l’impuissance des pays européens. Les silences de l’Europe et de la France interrogent ce que l’on croyait acquis : l’idéal du printemps des peuples et des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les critères historiques de constitution des Etats-nations sont-ils tombés en désuétude ?

L’histoire des nations est surtout l’histoire des vaincus, selon Ernest Gellner (1) : ces milliers de peuples qui auraient pu accéder au rang de nation à part entière mais qui n’y sont jamais parvenus. Les Kurdes en fournissent la démonstration exemplaire. Il faut sans cesse rappeler que le Traité de Sèvres de 1920, paraphé par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, promettait la création d’un Etat kurde indépendant sur les débris de l’Empire ottoman. Des troupes kurdes contribuèrent activement à l’insurrection dite arabe et à la victoire des Alliés et cette bataille un peu oubliée s’acheva par une trahison historique. Au traité de Lausanne, en 1923, les mandats britannique et français réalisent le partage du Moyen-Orient et oublient leurs promesses, une arme de guerre bien connue. Les Kurdes repassent alors sous une multiple domination étrangère (2). Plus récemment, durant les guerres d’Irak, les Kurdes ont permis la victoire contre Saddam Hussein mais n’ont bénéficié en retour que d’une amorce de reconnaissance permettant la création d’une province autonome.

Qu’a-t-il manqué à cette nation en devenir pour faire reconnaître ses droits à la souveraineté ? Les hypothèses sont nombreuses : l’insuffisance des représentants diplomatiques, la méconnaissance de son histoire de la part des Occidentaux, sa localisation dans une zone tiraillée par de multiples intérêts. Mais si l’on se souvient de l’enthousiasme qui accompagna l’éclosion des Etats-nations dans l’ex-Yougoslavie, il est difficile de ne pas constater l’existence de deux poids et deux mesures.

(1) Ernest Gellner, Nations et nationalisme. Traduit par Bénédicte Pineau. Payot, 1989.
(2) Robert Gerwarth, les Vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires, 1917-1923. Traduit par Aurélien Blanchard. Seuil, 2017.

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En Syrie, Ankara met ses menaces à exécution

Laissée libre d’agir par les Etats-Unis, la Turquie a entamé son offensive sur les territoires kurdes syriens à l’est de l’Euphrate, bombardant plusieurs localités. Les Européens s’indignent…

Attendue et redoutée depuis des mois, la guerre de la Turquie contre les forces kurdes dans le nord-est de la Syrie a éclaté mercredi. Recep Tayyip Erdogan a annoncé lui-même sur Twitter le déclenchement de l’opération «Source de paix». «Les Forces armées turques et l’Armée nationale syrienne [des rebelles syriens soutenus par Ankara, ndlr] ont débuté l’opération», a écrit le président turc. Quelques minutes plus tard, les premières frappes de l’aviation turque visaient Ras al-Ain, localité frontalière évacuée lundi par les soldats américains. De fortes explosions ont secoué la ville et des colonnes de fumées s’échappaient des immeubles, a rapporté le correspondant de CNN Türk sur place. L’artillerie turque a aussi visé des cibles des YPG, les milices kurdes qui contrôlent la région, à Tall Abyad, une autre localité du nord-est de la Syrie. Les forces kurdes ont répliqué en tirant des obus sur la ville turque frontalière de Ceylanpinar, sans faire de victimes.

Peu après le début des hostilités, les habitants ont commencé à fuir massivement la zone. Le porte-parole des Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes, Mustapha Bali, a indiqué que les «raids aériens ont visé des zones civiles, jetant une immense panique parmi la population». L’angoisse monte parmi les Kurdes, mais aussi les autres Syriens habitant la région, qui accueille des dizaines de milliers de déplacés des autres provinces ravagées par la guerre.

Le compte à rebours a commencé quand Donald Trump a donné le feu vert dimanche soir. Après une conversation téléphonique avec Erdogan, le président américain a annoncé dans un communiqué laconique un retrait de ses forces armées du nord-est syrien pour permettre une «opération militaire turque prévue de longue date». Un laissez-passer qui aurait même surpris Erdogan, tant il dépassait ses espérances. Les Turcs se sont mis immédiatement à accélérer les préparatifs militaires et politiques de leur offensive. «Nous allons tenir l’ONU et tous les pays concernés, y compris la Syrie, informés» du déroulement de l’opération, a déclaré mercredi le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Cavusoglu. Le porte-parole d’Erdogan s’est entretenu mercredi avec le conseiller de Trump à la sécurité nationale, Robert O’Brien, au sujet de la mise en place de la zone de sécurité ; et l’ambassadeur américain à Ankara a été convoqué au ministère des Affaires étrangères pour être briefé sur l’attaque. L’opération vise «les terroristes des YPG et de Daech», a précisé Erdogan dans son tweet. «La zone de sécurité que nous allons créer va permettre le retour des réfugiés syriens dans leur pays», a-t-il ajouté à l’intention de son opinion intérieure, de plus en plus hostile à la présence de quelque 3,5 millions de Syriens dans leur pays.

 

 

Le déclenchement de l’offensive turque a soulevé un tonnerre de protestations internationales. Les pays européens, engagés dans la coalition antiterroriste qui s’est appuyée sur les forces kurdes sur le terrain pour mener la guerre contre l’Etat islamique, ont été les premiers à réagir. La France a condamné «très fermement» l’offensive et saisi le Conseil de sécurité de l’ONU. Celui-ci doit se réunir d’urgence et à huis clos ce jeudi à la demande de ses membres européens, la Belgique, la France, l’Allemagne, la Pologne et le Royaume-Uni. Le président de la commission européenne, Jean-Claude Juncker, a exigé pour sa part l’arrêt de l’offensive : «La Turquie doit cesser l’opération militaire en cours. Elle ne donnera pas de résultat. Et si le plan de la Turquie est la création d’une zone de sécurité, n’attendez pas de financement de l’Union européenne.» Même le président russe, Vladimir Poutine, a appelé son partenaire turc «à bien réfléchir à la situation afin d’éviter de porter atteinte aux efforts communs visant à résoudre la crise syrienne». Autant d’appels tardifs, alors qu’aucune solution politique n’a été sérieusement recherchée avec la Turquie, qui menaçait depuis longtemps de passer à l’attaque.

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«La décision de Trump témoigne d’une méconnaissance dangereuse du monde»

Recueilli par Isabelle Hanne Correspondante à New York

Pour Mark R. Jacobson, ancien conseiller auprès du département de la Défense, Washington doit faire tampon entre ses deux alliés.

«Ce matin, la Turquie, membre de l’Otan, a envahi la Syrie. Les Etats-Unis ne soutiennent pas cette attaque et ont indiqué clairement à la Turquie que cette opération était une mauvaise idée», a affirmé Donald Trump dans un communiqué, mercredi midi. Avant d’ajouter que depuis son entrée en politique, il avait toujours voulu mettre fin «à ces guerres interminables et insensées, surtout celles qui ne sont pas au bénéfice des Etats-Unis». Historien des conflits et de la diplomatie au Amherst College, ancien conseiller auprès du département de la Défense et de l’Otan, Mark R. Jacobson revient sur les conséquences de la décision de Trump.

Le retrait des troupes américaines de la frontière syrienne est-il cohérent avec la politique étrangère de Trump ?

Si on regarde son agenda global, cette décision présente une certaine cohérence. Il a parlé maintes fois de sa volonté de sortir le pays des guerres à l’étranger - Afghanistan, Irak, Syrie… En décembre 2018, il a affirmé que l’Etat islamique avait été vaincu et que les Etats-Unis pouvaient donc se retirer. L’autre élément constant est sa tendance à faire confiance à des dirigeants autocratiques, de la Turquie à la Russie, en passant par la Corée du Nord. Enfin, cette décision prise sans préavis, à la stupeur du Département d’Etat et du Pentagone, est également typique de Tump, mais témoigne d’une méconnaissance incroyablement dangereuse du monde et des risques causés par des actions impulsives, pour nous comme pour nos alliés.

Que signifie la fin de la présence américaine dans la région ?

C’est un désastre pour les Kurdes, alliés des Américains depuis des décennies, comme pour les Etats-Unis. Que l’on considère qu’ils doivent avoir un Etat indépendant ou non, le fait est que dès que les Kurdes perdent le soutien politique et militaire américain, la Turquie se sent libre d’aller à l’offensive.

Deux alliés des Etats-Unis, la Turquie et les FDS, se retrouvent ainsi face à face. La décision de Trump met Washington dans une position très inconfortable…

C’est bien pour ça qu’il aurait fallu y réfléchir bien plus sérieusement. Comme l’a indiqué mardi Joseph Votel, ancien général au commandement central américain, nous devrions nous concentrer sur la mise en place de mécanismes pour que les Kurdes et les Turcs résolvent ces questions pacifiquement. Et les Etats-Unis devraient faire office de tampon.

Mardi, Trump a semblé rétropédaler, menaçant de «détruire totalement» l’économie turque si Ankara agit «hors des limites». Sa décision a été critiquée jusque dans les rangs républicains. Que peut faire le Congrès ?

Mardi, je pensais que Trump allait revenir sur sa décision, mais les rapides attaques turques ont rendu l’équation plus complexe. La réaction du Congrès a été à la fois bipartisane et extrêmement critique de Trump. Le Congrès pourrait voter des sanctions contre la Turquie mais l’exécutif devrait ensuite les mettre en place. On ne peut s’empêcher de regarder les atermoiements de Trump sans prendre en compte l’enquête en cours pour sa destitution menée par la Chambre des représentants. Pour les chefs d’Etat étrangers, les Etats-Unis sont en position de faiblesse. Pour Trump, ça peut signifier qu’il aura à trouver un équilibre entre sa politique étrangère et sa capacité à satisfaire les sénateurs républicains, essentiels dans la procédure de destitution si celle-ci est enclenchée.