Confrontation directe entre la Syrie et les Etats-Unis

mis à jour le Vendredi 9 février 2018 à 17h22

Le Monde édition | 10 février 2018 | Par Benjamin Barthe et Gilles Paris
(avec Allan Kaval et Madjid Zerrouky)

La coalition internationale conduite par Washington a bombardé des partisans pro-Assad pour protéger ses alliés kurdo-arabes dans la région de Deir ez-Zor.

C'est le premier accrochage d'envergure entre les forces américaines et les forces prorégime depuis que les Etats-Unis ont annoncé leur intention, à la mi-janvier, de prolonger leur présence militaire dans l'est de la Syrie. Dans la nuit de mercredi  7 à jeudi 8  février, la coalition internationale anti-djihadistes conduite par Washington a aidé les Forces démocratiques syriennes (FDS), la milice kurdo-arabe à laquelle elle est alliée, à repousser une attaque de paramilitaires loyalistes dans la province de Deir ez-Zor.

Les deux camps avaient contribué chacun de leur côté, fin 2017, à chasser l'organisation Etat islamique (EI) de cette région riche en hydrocarbures. La confrontation, qui a causé entre 45 et 100 morts dans les rangs des assaillants, a été qualifiée d'" agression " et de " massacre " par Damas. Même si un porte-parole du Pentagone a affirmé que Washington " ne cherche pas un conflit avec le régime ", les partisans de Bachar Al-Assad ont promis de se venger.

Les hostilités ont débuté lorsque des combattants affiliés au régime Assad ont franchi l'Euphrate, en violation de l'accord russo-américain qui fait du fleuve une ligne de démarcation : à l'ouest, les progouvernementaux, soutenus par Moscou, et à l'est, les FDS, appuyés par les Etats-Unis. Plusieurs centaines d'hommes, équipés de tanks, de mortiers et de canons de campagne, ont pris part à l'offensive, visant le secteur de Khasham, qui abrite à  la fois le quartier général des FDS et un important gisement pétrolier.

Selon le Centcom, le commandement de l'armée américaine pour le Moyen-Orient, les forces kurdo-arabes ont commencé à riposter après qu'une vingtaine d'obus se sont écrasés à 500  mètres de leurs positions. Les conseillers de la coalition anti-EI, qui sont principalement des soldats américains, ont participé à la défense de la base au moyen de frappes aériennes et de tirs d'artillerie. D'après le Centcom, le contact a été maintenu en permanence avec l'état-major russe avant, pendant et après l'attaque.

Celle-ci se solde par un fiasco sanglant pour les forces prorégime, qui auraient perdu une centaine d'hommes, selon un officier américain, et quarante-cinq, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme. Les victimes sont des membres des Forces de défense nationale, une milice supplétive de l'armée régulière syrienne, et des combattants chiites afghans, dépêchés par Téhéran, allié de Damas. En face, la coalition ne déplore qu'un blessé, dans les rangs des FDS.

Profil bas

L'incursion des loyalistes à l'est de la ligne de déconfliction n'avait rien d'une opération de dernière minute. Des partisans du régime avaient annoncé son lancement la veille sur les réseaux sociaux, signe d'une préparation en amont.

Selon le journaliste syrien Hassan Hassan, les combats avaient été précédés par des rumeurs insinuant qu'un accord secret avait été passé entre les Kurdes et le régime pour restituer l'est de l'Euphrate à ce dernier. Objectif de cette campagne d'intoxication : semer le doute parmi les membres des FDS, au moment même où Damas mobilisait ses relais au sein des tribus arabes, très puissantes dans l'Est syrien. Mais la manœuvre a fait long feu.

Les stratèges du régime ont sous-estiméla détermination de la coalition internationale à défendre ses alliés, même si le gros de la lutte contre l'EI est terminé. " La réponse de la coalition a été claire : ce n'est pas parce que les Kurdes ont été momentanément lâchés à Afrin qu'ils le seront dans le nord-est du pays ", estime une source proche de la direction kurde, en référence à l'offensive lancée par la Turquie en janvier contre un autre bastion des FDS, dans le nord-ouest de la Syrie, n'ayant suscité que de molles protestations des Etats-Unis, qui ne disposent pas de troupes dans cette zone.

Damas ne peut même pas se consoler auprès de Moscou. La Russie, qui a suivi la déroute des prorégime en quasi-direct, fait profil bas, comme si elle voulait se dissocier de cette attaque mal pensée. Le ministère russe de la défense s'est contenté de déclarer que Washington ne cherche pas à lutter contre les djihadistes mais à " saisir et conserver des biens économiques syriens ". Tout laisse penser que le régime Assad n'est pas près de se lancer de nouveau dans une attaque frontale contre les Forces démocratiques syriennes.

" Les choses ne sont pas terminées pour autant, prévient Robert Ford, ancien ambassadeur américain à Damas, aujourd'hui membre du Middle East Institute, un think tank de Washington. Les Américains et leurs alliés locaux doivent se préparer à des actions non conventionnelles telles que des assassinats, des attentats à la voiture piégée et des coups de main conduits par de petits groupes très mobiles. " Une confédération tribale, qui a perdu plusieurs de ses jeunes dans l'offensive, a appelé à la vengeance.

" Les Américains sont isolés "

Mercredi 17  janvier, lorsqu'il avait annoncé que les troupes américaines resteraient en Syrie, le secrétaire d'Etat américain, Rex Tillerson, avait justifié cette décision en citant trois objectifs : empêcher toute reformation des groupes djihadistes, lutter contre l'influence de Téhéran et peser sur une éventuelle transition politique à Damas.

Lors d'une intervention devant la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, mercredi, M. Ford a préféré mettre en avant le danger inhérent à cette présence en Syrie : l'enlisement. L'ex-diplomate a relevé que l'effort de " stabilisation " poursuivi dans la zone libérée de l'EI est une forme de " nation-building " (" construction d'Etat ") et donc un exercice à haut risque.

" Les Américains sont isolés, confie Robert Ford. La Russie veut les sortir de l'est de la Syrie ; l'Iran veut les sortir de l'est de la Syrie ; le gouvernement syrien veut les sortir de l'est de la Syrie ; et la Turquie est très hostile à leur approche, énumère-t-il. Il est difficile de voir comment cela pourrait se terminer rapidement ou heureusement pour les forces américaines. "

______________________________________

L'ONU échoue à imposer une trêve humanitaire

Par Marie Bourreau (à New York, Nations unies)

Un répit au déluge de feu qui s'abat sur la Ghouta orientale et à Idlib, deux des dernières poches rebelles en Syrie, ne viendra pas de l'ONU. Les diplomates du Conseil de sécurité ont été incapables de s'entendre sur l'opportunité d'une trêve humanitaire d'un mois lors d'une réunion à huis clos, jeudi 8  février à New York, organisée à la demande de la Suède et du Koweït.

Cette suspension des hostilités dans toute la Syrie était réclamée par les agences de l'ONU basées à Damas et devait permettre de soulager la population civile qui subit, depuis cinq jours, une intensification des bombardements – dont certains probablement chimiques – du régime syrien et de ses alliés russes, qui ont fait plus de 220 victimes.

Mais Moscou a estimé que cette option n'était " pas réaliste ". Son ambassadeur, Vassili Nebenzia, a cyniquement mis en avant le danger terroriste : " Nous aimerions voir un cessez-le-feu, la fin de la guerre. Mais les terroristes, je ne suis pas si sûr qu'ils soient d'accord. " La situation humanitaire sur le terrain n'aurait, selon lui, par ailleurs, " pas varié depuis le mois dernier ".

A huis clos, le chef des opérations humanitaires de l'ONU, Mark Lowcock, a pourtant haussé le ton et dressé un constat terrible en évoquant " la pire situation depuis 2015 ", selon un diplomate présent. Aucun convoi d'aide humanitaire n'a pu atteindre la Ghouta orientale, dans la banlieue de Damas, depuis deux mois. A Idlib, dans le nord-ouest, 700 personnes attendent une évacuation médicale d'urgence alors que les hôpitaux subissent des bombardements incessants en violation du droit international.

" Siège moyenâgeux "

" Avec Idlib, c'est un nouvel Alep qui commence sous nos yeux ", s'est ému François Delattre, l'ambassadeur français à l'ONU, en référence à la ville martyre qui avait fini par tomber aux mains du régime en décembre  2016 au bout de cinq mois de siège et de pilonnage intensifs. Quant à la Ghouta orientale, " elle subit un siège moyenâgeux, c'est inacceptable ", a-t-il dénoncé.

Les chances d'aboutir à une trêve sont minces, même si la Suède et le Koweït envisagent d'accentuer la pression publique sur Moscou. " La question humanitaire est utilisée comme une arme de guerre, estime une source diplomatique. Quand on la met en avant, les Russes se posent inévitablement en défense du régime syrien. "

" En Syrie, nous sommes maintenant de retour aux heures les plus sombres du conflit, avec le bilan des civils tués le plus élevé de l'année écoulée ", a déploré M. Delattre, en rappelant à son partenaire russe que la situation sur le terrain ne pouvait pas être séparée des efforts politiques entrepris par Moscou pour parvenir à un accord de paix. " Sans une réelle stabilisation d'Idlib et de la Ghouta orientale, estime M. Delattre, tout processus politique est voué à l'échec. "