Comment les États-Unis ont laissé tomber les Kurdes

mis à jour le Dimanche 28 janvier 2018 à 02h37

lepoint.fr | Par Michel Colomès

Une maladresse de Tillerson a fourni à Erdogan un prétexte pour lancer son offensive contre ceux qui nous ont aidés à vaincre les islamistes.

« Les actions clandestines ne sont pas faites pour des enfants de chœur », avait déclaré Henry Kissinger, dans les années 90, devant une commission du Congrès. Cette déclaration ouvertement cynique justifiait l'absence de réaction devant le massacre subi par des dizaines de milliers de combattants kurdes que les États-Unis avaient armés et entraînés pour aider le shah d'Iran à résister aux troupes de Saddam Hussein. Avant de les laisser à la merci des bombardements à l'arme chimique de leur ennemi irakien, une fois la guerre terminée. L'histoire a décidément le hoquet. Car ce qui se passe depuis la semaine dernière est presque la répétition du sort réservé aux Kurdes il y a 40 ans, et de l'attitude honteuse des Occidentaux qui les laissent froidement tomber après les avoir mis en première ligne pour reconquérir les bastions de l'État islamique.

Ingratitude

Depuis la semaine dernière, l'armée turque a lancé une offensive massive précédée de bombardements aveugles contre la région et la ville d'Afrin, dans le Rojava, le Kurdistan syrien proche de la frontière turque. La raison invoquée par Ankara est la menace que font peser sur la Turquie les combattants de l'YPG, au sein des Forces démocratiques syriennes, un groupe dont Erdogan dit qu'il est une émanation du PKK, une organisation terroriste kurde qui combat son pays depuis des années et qui est, en effet, responsable de nombreux attentats contre des civils turcs.

Les liens entre l'YPG et le PKK sont probables, sans être avérés, mais, une fois de plus, les Turcs exterminent leurs ennemis potentiels avant de tenter la discussion ou la conciliation. Une habitude ottomane, sans doute, déjà expérimentée au moment du génocide des Arméniens en 1915.

Dans cette offensive de la Turquie en territoire syrien, la Russie s'est prêtée au jeu turc en retirant les 300 hommes qu'elle avait à Afrin avant le début des combats. Et Moscou fait semblant d'oublier que Raqqa, la capitale du califat islamique, la place forte de Daech qui en faisait le symbole de son rayonnement idéologique et militaire, a été reprise, il y a à peine quelques semaines, grâce aux qualités combattantes et au courage des Forces démocratiques syriennes, majoritairement des Kurdes.

Un prétexte tout trouvé

De même, les Américains paraissent avoir rapidement oublié que ces mêmes combattants de la FDS, aujourd'hui sous le feu des Turcs, ils les ont entraînés et armés. Ceux-ci ont d'ailleurs payé un très lourd tribut lors du siège et de l'offensive sur Raqqa. Six cent cinquante de leurs soldats ont été tués. Alors qu'aucun expert ou membre des forces spéciales américaines ou étrangères n'a perdu la vie dans cet assaut qui a scellé la fin de l'État islamique en tant que tel.

Les Américains sont d'autant plus mal fondés à refuser aujourd'hui de faire pression sur Erdogan pour arrêter son intervention que c'est probablement leur dernière initiative qui lui a donné un prétexte pour s'en prendre aux Kurdes. Le 17 janvier, en effet, le secrétaire d'État américain Rex Tillerson a annoncé lors d'un débat à l'université de Stanford qu'après la défaite des islamistes les Américains n'allaient pas pour autant abandonner la Syrie à Bachar el-Assad, aux Russes et aux Iraniens. Les États-Unis allaient, a-t-il dit, non seulement maintenir des troupes dans le nord de la Syrie, mais – et c'est cette proposition qui a tout déclenché – renforcer les Forces démocratiques syriennes, dont l'essentiel, on s'en souvient, est composé de Kurdes, à hauteur de 30 000 hommes.

Erdogan a évidemment vu dans cette initiative une menace kurde à ses frontières. Et, comme il n'a pas besoin de motivations complexes pour asséner un coup de plus à ses ennemis du Kurdistan, il n'a pas hésité longtemps avant de lancer ses chars en direction d'Afrin.

Erdogan en terrain miné

Reste que la résistance des Kurdes et leurs qualités de guerriers font qu'après quatre jours d'offensive les Turcs ont bombardé, canonné, tué des civils et subi eux-mêmes quelques pertes, mais n'ont guère progressé. Au point d'envisager d'abandonner Afrin comme objectif et de se tourner vers Manbij, une ville de 75 000 habitants avant la guerre, véritable verrou du passage vers la Turquie.

Pourtant, cette fois, la partie pourrait être plus compliquée pour Erdogan, qui a contraint Donald Trump à réagir un peu moins mollement. Lors d'une conversation téléphonique avec son homologue d'Ankara, le président américain lui a demandé « de réduire et limiter ses actions militaires et surtout d'éviter tout affrontement avec les forces américaines ». Et pour cause : c'est autour de Manbij que sont basés les 1 500 experts qui entraînent les Forces démocratiques syriennes. Et on voit mal les États-Unis accepter que la vie de leurs GI soit mise en danger par un pays en principe allié puisqu'il est membre de l'Otan.