Chers amis kurdes d'Irak

Image 24.03.03 | 13h19
par Danielle Mitterrand

Une fois de plus, les intérêts des puissances étrangères vous placent au centre de l'actualité internationale. Depuis des années, je vous soutiens sans relâche, dans votre quête de liberté, de paix et de dignité.

J'ai pleuré vos morts et dénoncé les atrocités de tous ceux qui, en armant la dictature, vous ont sacrifiés. J'ai tenté de vous concilier dans vos querelles fratricides, en "mère"que je suis considérée être pour les Kurdes.

Aujourd'hui, j'aurais aimé pouvoir croire, comme ceux d'entre vous qui soutiennent l'idée d'une guerre en Irak, que vos intérêts coïncident avec ceux de la superpuissance américaine.

Je sais à quel point vous êtes partagés entre l'espoir d'obtenir enfin vos droits légitimes dans un Irak démocratique et fédéral, et la crainte de voir vos espoirs trahis une fois de plus par ceux qui vous protègent depuis douze ans déjà.

Je me souviens de l'enthousiasme qu'a suscité parmi vous, le 4 octobre 2002, jour de la réunification de votre Parlement régional à Erbil, l'emploi du terme "partners" par Colin Powell pour qualifier les Kurdes irakiens, dans son message d'encouragement et de félicitations envoyé à cette occasion. Vous étiez considérés comme les partenaires des Etats-Unis, dans la lutte contre la tyrannie et la terreur.

Il me semble pourtant que vous vous étiez engagés dans ce combat depuis bien longtemps. Bien avant que leurs intérêts ne conduisent les Américains à s'engager également dans cette voie.

Depuis trente-cinq ans déjà, vous vous battez contre ce régime, au prix de vies sacrifiées, de disparus, de villages et de villes brûlés, de déplacés et de réfugiés, de veuves et d'orphelins par milliers, voire par centaines de milliers.

Mes amis, pourriez-vous m'expliquer le sens que la puissance américaine a donné à ce "partenariat" avec vous ?

Pourriez-vous me montrer un seul document officiel dans lequel un responsable de l'administration américaine se serait engagé en faveur de vos demandes et revendications pour un Etat irakien démocrate et fédéral ?

Comment expliquez-vous l'entraînement des milices kurdes en Hongrie dans des bases militaires américaines, alors que vos forces de sécurité ont démontré leur capacité à gérer la situation locale ?

Par ailleurs, qui peut me dire pourquoi la population civile kurde, qui a connu les bombardements chimiques de Halabja, n'est pas équipée par ses "protecteurs" anglo-américains de masques de protection, au cas où elle serait à nouveau attaquée par les gaz chimiques et toxiques de l'armée irakienne ?

Le Parlement turc a autorisé le survol de l'espace aérien du pays aux avions militaires anglo-américains et a refusé le déploiement des forces terrestres anglo-américaines sur son territoire, renonçant ainsi à une aide financière d'environ 6 milliards de dollars. En revanche, les autorités turques ont obtenu l'accord des Américains pour le déploiement des troupes terrestres turques sur le territoire irakien, plus précisément au Kurdistan irakien, pour des raisons "humanitaires".

Il est permis de douter de l'interprétation que les autorités turques feront de ce mot.

Il n'est que de rappeler le combat des dirigeants turcs contre les revendications démocratiques des Kurdes de Turquie.

Vous étiez opposés à toute présence militaire turque dans votre région, même sous le commandement militaire américain. Et je crains très fortement, en effet, au regard de l'actualité, que des jours sombres ne s'annoncent pour le Kurdistan irakien.

Pour le statut futur de votre région, les Américains vous renvoient à vos amis de l'opposition irakienne en vous disant que vos problèmes relevant des affaires intérieures de l'Irak sont de ce fait à résoudre dans ce cadre.

Bien entendu, lors de la conférence du 29 novembre dernier à l'Assemblée nationale française, tous les représentants de l'opposition irakienne présents se sont prononcés pour un statut fédéral pour les Kurdes, dans des définitions qu'il vous appartient d'interpréter.

Notre souhait en effet serait que vous puissiez vous entendre avec vos frères dans l'opposition irakienne, pour construire ensemble un pays démocratique et fédéral sur la base d'une Constitution qui assurerait l'établissement des libertés publiques et des institutions représentatives.

Mais, dans l'incertitude qui règne sur l'après-guerre en Irak, quel engagement avez-vous obtenu de vos "protecteurs" anglo-américains à ce sujet ?

Lors de mon récent voyage au Kurdistan d'Irak, en octobre dernier, le responsable du programme de déminage de la région m'expliquait à quel point son travail lui semblait immense et difficile.

D'une part, en raison du refus de Bagdad de transmettre aux autorités concernées la cartographie révélant les emplacements où les innombrables mines ont été posées par l'armée irakienne ; d'autre part, du fait de la difficulté d'obtenir de Bagdad l'autorisation de faire venir des experts en déminage dans le cadre du programme "Pétrole contre nourriture".

Comme vous le savez, les Américains sont en train de miner à nouveau votre pays et envisagent d'utiliser encore des bombes à l'uranium appauvri.

Vous me dites ne pas pouvoir vous opposer à la volonté de la superpuissance américaine dans la guerre qu'elle mène contre l'Irak, d'autant plus que ce sont vos "protecteurs". Ne pourriez-vous pas leur dire qu'un Irak miné et bombardé vous concernera autant que toute la population de ce pays, voire l'humanité entière ?

Certes, vous méritez la liberté et la paix dans le respect de vos différences et de votre culture. Vous savez à quel point j'ai été heureuse de voir votre pays reconstruit, les enfants à l'école, les jeunes à l'université, les camps militaires (établis lors de la présence de l'armée irakienne) transformés en vastes parcs publics, les femmes réunies en associations et partenaires de la reconstruction. La déception de vos amis serait immense si ces acquis venaient à être perdus.

Victimes d'une histoire qui semble se tramer sans cesse à vos dépens, vous estimez avoir une chance de vous débarrasser de la dictature sanguinaire de Saddam Hussein en accueillant à bras ouverts les "libérateurs" américains, à l'instar des Français en 1944.

Ce qui a été légitime pour les uns ne le serait-il pas pour les autres ? Les Kurdes n'auraient-ils pas le droit d'être protégés et soutenus, me direz-vous ?

Si, bien sûr. Mais pouvez-vous faire confiance à un pays, les Etats-Unis, qui vous a trahis tragiquement deux fois, en 1975 et 1991 ? A votre place, je me méfierais.

Danielle Mitterrand est présidente de la fondation france libertés.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.03.03