Brève histoire des relations turco-européennes depuis 1963


Juin 2008 | Didier Billion

La marche séculaire du peuple turc vers l’Ouest et les relations qu’il entretient avec l’Europe occidentale ont connu de multiples péripéties dont il est bien sûr impossible de rendre compte ici.

Pour s’en tenir à la période républicaine, nous savons la profonde fascination qu’exerça l’Europe sur la réflexion et la pratique de Mustafa Kemal Atatürk. Ce dernier considère la civilisation et les valeurs occidentales, incarnées à ses yeux par l’Europe, comme les seules pouvant permettre à la Turquie de rentrer de plain-pied dans la modernité. C’est cette conviction fondamentale qui permet de comprendre les mesures radicales décidées lors des premières années de construction de la République et les ruptures catégoriques opérées avec l’environnement culturel et géopolitique du pays.

C’est le 31 juillet 1959 que, en vertu de l’article 238 du traité de Rome, le premier ministre turc adresse à la Communauté économique européenne (CEE) une demande d’association. Si les préoccupations économiques ne sont pas absentes, ce sont bien les motivations d’ordre politique qui président à ce choix. Il s’agit, entre autres, de diversifier la politique extérieure turque, exclusivement alignée sur Washington après la seconde guerre mondiale.

Dès l’automne 1959, des discussions exploratoires sont entamées. Elles sont gelées par le coup d’Etat militaire du 27 mai 1960, et il faut attendre le mois d’avril 1962 pour qu’elles soient réactivées, aboutissant à la signature de l’accord d’Ankara du 12 septembre 1963. Celui-ci crée un accord d’association entre la Turquie et la CEE. Lors de la cérémonie de signature, Walter Hallstein, président de la Commission, déclare : « La Turquie est une partie de l’Europe. C’est réellement la signification première de ce que nous sommes en train d’accomplir aujourd’hui. Cela confirme d’une façon incomparablement moderne une vérité qui est plus que l’expression sommaire d’un concept géographique ou d’un fait historique qui tient bon depuis plusieurs siècles. (...) La Turquie fait partie de l’Europe : aujourd’hui cela signifie qu’elle a établi une relation institutionnelle avec la Communauté européenne. Comme pour la Communauté elle-même, cette relation est imprégnée du concept d’évolution  (1). »

En dépit du lyrisme de circonstance, les négociations préparatoires connurent de nombreuses difficultés dont la moindre ne fut pas, déjà, la question de la définition de la Turquie comme Etat européen. Toutefois, cet accord constitue pour celle-ci une étape essentielle d’un long processus historique illustrant son attachement à l’Europe et lui ouvrant la possibilité de devenir un jour membre à part entière de la CEE. Ce document fait d’ailleurs encore foi dans les relations turco-européennes.

L’accord d’association comporte trois phases distinctes : une phase préparatoire de cinq ans, sauf prolongation selon les modalités incluses au protocole provisoire ; une phase transitoire qui ne saurait excéder douze ans – sous réserve des exceptions qui pourront être prévues d’un commun accord – au cours de laquelle doivent être progressivement mis en place l’union douanière entre la Turquie et la Communauté et le rapprochement des politiques économiques d’Ankara avec cette dernière ; la phase définitive, fondée sur l’union douanière et impliquant le renforcement de la coordination des politiques économiques des parties contractantes (2).

Toutefois, on constate rapidement que les échanges sont très déséquilibrés : ainsi les exportations communautaires concernent principalement les produits industriels, les biens d’équipement et, évidemment, les capitaux ; les exportations turques sont, elles, surtout basées sur les produits agricoles, les textiles et la main-d’œuvre. Ce dernier élément est d’ailleurs très important et constitue une particularité essentielle des échanges turco-communautaires ; car la croissance rapide des envois de fonds des travailleurs émigrés (3) et les aides financières des pays de la CEE ont constitué les deux principaux moyens de financement permettant de combler le déficit de la balance des paiements du commerce extérieur entre la Turquie et la CEE.

Ruine de l’économie ou électrochoc curatif

Au début des années 1960, le point de vue qui prévaut généralement parmi les cercles dirigeants turcs et européens, c’est toutefois d’envisager l’association des deux parties sous un angle fondamentalement politique. C’est avant tout dans ce cadre qu‘il faut saisir la portée de l’accord d’association, mais aussi ses limites, dans le sens où la Turquie cherche à obtenir d’ambitieux avantages que sa puissance limitée ne lui permet pas en réalité de négocier. Les rapports de forces sont tels qu’Ankara doit se conformer aux exigences de la CEE et prend conscience que la pleine intégration d’un marché et d’un système économiques, jusque-là passablement excentrés par rapport aux flux communautaires, entraînera immanquablement des traumatismes pour l’économie turque.

Une partie des milieux économiques craint publiquement à l’époque qu’un abaissement des tarifs protégés n’entraîne des effets très négatifs, voire une ruine de la fragile industrie turque. A contrario, les plus politiques ou les plus intéressés y voient la possibilité d’une sorte d’électrochoc curatif sur le développement économique du pays. C’est pourquoi le premier ministre Süleyman Demirel, dès mai 1967, demande que les négociations visant à la mise en œuvre de la période transitoire puissent débuter au plus tôt.

Les divergences d’appréciation se traduisent évidemment dans le champ politique. Le Parti républicain du peuple (CHP), qui avait été la force initiale du rapprochement avec la CEE, par tradition kémaliste et par volonté de se dégager de la trop forte emprise des Etats-Unis, commence à mesurer les dangereuses conséquences potentielles de l’intégration à l’Europe communautaire. Par ailleurs, c’est au cours de cette période que le CHP adopte une politique dite de centre gauche et radicalise ses positions sous l’impulsion de Bülent Ecevit. En 1970 toutefois, le parti accepte finalement la perspective d’une complète intégration à la CEE. Le Parti ouvrier de Turquie et les groupes de la gauche radicale, pour leur part, s’opposent alors frontalement à une CEE dans laquelle ils ne voient qu’un instrument de l’impérialisme et l’expression du néocolonialisme (4).

Le gouvernement de droite, quant à lui, poursuit résolument sa politique : le 6 février 1969 sont entamées les négociations pour passer à la phase transitoire et, le 23 novembre 1970, est signé le protocole additionnel qui entre en vigueur le 1er janvier 1973. La Turquie réussit à faire adopter un délai de vingt-deux ans avant la pleine intégration à la CEE pour certains produits, alors que pour la grande majorité d’entre eux il est prévu l’abolition progressive de toutes les barrières douanières dans les douze ans.

Ce protocole est en réalité assez ambivalent : d’une part, précisant les conditions, modalités et rythmes de réalisation de l’union douanière et de la libre circulation des personnes et des capitaux, il confirme la volonté d’établir des relations étroites et durables. Mais, d’autre part, certaines des dispositions du protocole limitent quantitativement les exportations de certains produits turcs d’origine agricole ou textile, pourtant vitaux pour l’économie du pays.

Au final, c’est un compromis acté, mais le cours des événements politiques nationaux et internationaux va bouleverser l’édifice. Le mémorandum militaire de 1971, l’intervention armée à Chypre au cours de l’été 1974 et le coup d’Etat de septembre 1980 contribuent à tendre les relations avec les partenaires ouest-européens et ne permettent pas de mettre à profit la période de transition.

Au cours des années de l’immédiat après-coup d’Etat, une période de tensions se cristallise dans les relations turco-communautaires. La Turquie se trouve isolée tant au niveau du Conseil de l’Europe qu’à celui des différentes instances de la CEE. Les motifs de brouille vont en effet se multiplier entre les deux parties. Toutefois, ce que les Turcs reprochent le plus fréquemment à leurs partenaires ouest-européens, ce n’est pas tant les divergences mais surtout le fait que lesdits partenaires « changent les règles du jeu au fur et à mesure que la partie se joue ». Ils en conçoivent unevive amertume mais maintiennent néanmoins un cap proeuropéen, clairement manifesté par la demande officielle d’adhésion à la CEE déposée le 14 avril 1987 sous l’impulsion du chef du gouvernement Turgut Özal.

Malgré les difficultés, la partie turque ne ménage pas sa peine pour défendre son dossier. L’opinion publique semble d’ailleurs soutenir cette politique. Un sondage, effectué en Turquie en juin 1986 par SIAR-Milliyet, indique que 51,5 % des personnes interrogées sont favorables à l’adhésion de la Turquie à la CEE, contre 10 % d’avis défavorables, 14,5 % d’indifférents et 24 % de sans-opinion (5). La gauche turque elle-même évolue sensiblement et considère désormais que l’adhésion pourrait utilement contribuer à l’installation d’une véritable démocratie.

Reprendre les objectifs de 1963 et de 1970

Mais les embûches ne vont pourtant pas manquer, comme en témoigne par exemple le vote d’une résolution sur la question arménienne au Parlement européen, le 18 juin 1987. L’avis négatif de la Commission européenne est rendu public le 18 décembre 1989. Son argumentation s’ordonne autour de deux axes : le refus d’envisager un nouvel élargissement avant la mise en place du marché unique prévu le 1er janvier 1993, la Turquie ne remplissant pas les conditions économiques (sous-développement de l’économie turque – point 8) et politiques (imperfection de la démocratisation, situation des droits de la personne et des minorités, différend avec la Grèce – point 9) (6).

La Commission, cherchant à relativiser son refus, trace toutefois les voies d’une coopération plus avancée s’articulant autour de quatre points : achèvement de l’union douanière en 1995 ; reprise et intensification de la coopération financière ; promotion de la coopération industrielle et technologique ; approfondissement des liens politiques et culturels.

En réalité, ces propositions constituent une reprise des objectifs déjà contenus dans l’accord d’association de 1963 et le protocole additionnel de 1970 et sont, finalement, empreintes de contradictions qui révèlent les très grandes réticences communautaires à l’égard de la Turquie. Il paraît, par exemple, antinomique de pointer le sous-développement économique réel de la Turquie et lui proposer dans le même temps une union douanière dont la réalisation sans mécanisme de compensation suffisant aggraverait les difficultés.

Pour la Turquie, le revers est réel, mais les réactions officielles mesurées. Le nouveau président de la République Özal manifeste ainsi la volonté de demeurer étroitement associé à la Communauté en soulignant notamment que, malgré les difficultés rencontrées, la CEE reste le partenaire économique privilégié : elle représente 33,8 % du total des exportations turques en 1965, 48,9 % en 1976, 43,8 % en 1986 et 46,6 % en 1989. Les importations, pour leur part, représentent 28,5 % en 1965, 41% en 1986 et 38,4 % en 1989. Il s’agit donc de maintenir le cap vers l’Europe occidentale, dont Özal comprend en outre qu’elle va constituer un pôle d’attraction et de stabilité au moment où les craquements en Europe orientale se font de plus en plus perceptibles.

Malgré l’accord d’union douanière qui entre en vigueur le 31 décembre 1995, les années suivantes sont marquées par une succession de tensions récurrentes – le Conseil européen de décembre 1997 refuse d’inclure la Turquie dans la liste des onze pays dont la candidature est acceptée –, et de périodes d’approfondissement des relations. C’est le Conseil européen de Helsinki (décembre 1999) qui, reconnaissant sans ambiguïté le statut de candidat à la Turquie, admet qu’à terme celle-ci a sa place dans l’Union européenne. Par là même, les sempiternels débats sur l’européanité de la Turquie n’ont théoriquement plus de portée pratique ou politique. A partir de ce moment, le rapport de la Turquie à l’Union s’est considérablement modifié.

On ne peut qu’être favorablement impressionné par le réel enthousiasme qui s’est manifesté en Turquie au lendemain dudit Conseil. Les réformes constitutionnelles votées depuis l’adoption du Programme national en mars 2001 – notamment les neuf « paquets législatifs » – sont particulièrement impressionnantes, surtout si on les replace dans le contexte sécuritaire et liberticide qui prévaut, depuis le 11-Septembre, aux niveaux régional et international. Systématiquement en effet, les réformes votées élargissent le champ des droits et des libertés individuelles et collectives, et tentent de réformer le système économique pour se mettre en conformité avec les éléments de conditionnalité énoncés dans les critères de Copenhague. On peut d’ailleurs souligner que, depuis 1998, les rapports annuels de la Commission européenne sur les progrès accomplis sur la voie de l’adhésion, sans être exempts de critiques, soulignent année après année les pas en avant, nombreux, variés et rapides, franchis par la Turquie.

Une politique de compromis pour faire bouger les lignes

Si les évolutions politiques et économiques méritent d’être soulignées, on peut aussi mentionner la sensible évolution de la Turquie à propos du dossier chypriote. Durant des années, il fut couramment admis, de façon souvent caricaturale, qu’Ankara bloquait toute évolution sur l’île d’Aphrodite, au nom d’intérêts étroitement nationalistes. Pourtant, force est d’admettre que les cartes ont été pour le moins rebattues depuis les résultats du référendum du 24 avril 2004 concernant le plan de réunification de l’île soumis par M. Kofi Annan, alors secrétaire général de l’Organisation des Nations unies : 75,8 % de « oui » dans la partie chypriote turque contre 64 % de « non » dans la partie chypriote grecque.

Si le « oui » des Chypriotes turcs est à mettre au compte des évolutions internes de la « République turque de Chypre du Nord », il ne faut pas sous-estimer le rôle du gouvernement de M. Recep Tayyip Erdogan, qui a su faire bouger les lignes en Turquie et a fait valoir une politique de compromis sur un dossier qui a longtemps provoqué des crispations politiques à Ankara.

Dépassant les objections des uns ou des autres, le Conseil européen de Bruxelles de décembre 2004 a donné son accord pour l’ouverture des pourparlers d’adhésion avec la Turquie : ils ont débuté le 3 octobre 2005.


(1) Note d’information du porte-parole de la CEE, Bruxelles, 12 septembre 1963.

(2) Conseil des Communautés européennes, « Accord créant une association entre la Communauté européenne et la Turquie » et documents annexés, Bruxelles, 1970, p. 14-15.

(3) En 1964, 9 millions de dollars, ce qui représente 7 % du déficit du commerce extérieur de la Turquie ; 107 millions de dollars, soit 40 % du déficit, en 1968 ; 740 millions de dollars, soit 109 % du déficit, en 1972. Deniz Akagül, « Envois de fonds des travailleurs immigrés turcs : évolutions et contributions au développement économique », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 13, Paris, janvier-juin 1992, p. 93.

(4) Cf. à ce propos « La gauche turque et l’adhésion de la Turquie à la CEE (enquête auprès de quarante-quatre personnalités de gauche) », dans Jacques Thobie et Salgur Kançal (sous la dir. de), Turquie, Moyen-Orient, Communauté européenne, L’Harmattan, Paris, 1989, p. 187-210.

(5) Milliyet (« Nationalité »), Istanbul, 27 juin 1986.

(6) Commission des Communautés européennes, « Avis de la Commission sur la demande d’adhésion de la Turquie à la Communauté », SEC (89) 2290 final, Bruxelles, 20 décembre 1989.