Berlin s'émeut de l'usage de chars allemands à Afrin

mis à jour le Jeudi 25 janvier 2018 à 17h42

lemonde.fr | Cécile Boutelet

La polémique sur les exportations vers la Turquie ravive les tensions entre SPD et CDU sur les ventes d'armes

Le débat sur les exportations d'armes, très sensible en Allemagne, vient de s'inviter avec fracas au cœur des négociations en cours pour former une grande coalition entre les conservateurs et les sociaux-démocrates. Le pays a découvert que des chars de type Leopard, grand succès d'exportation allemand, sont employés par l'armée turque dans son offensive contre les forces kurdes YPG à Afrin, dans le nord de la Syrie. Les photos, diffusées par l'agence de presse étatique turque Anadolu, provoquent une polémique alors que l'Allemagne a affiché un record de ventes d'armes à l'export durant la dernière législature.

A Berlin, le ministère de la défense n'a pour l'instant donné aucune confirmation officielle. Mais les experts cités par la presse sont formels : les chars photographiés sont bien des Leopard de fabrication allemande. Rien d'étonnant à cela : l'Allemagne vend ces chars depuis des décennies à la Turquie (350 exemplaires ont été livrés entre 2006 et 2011). Selon les agences allemandes, aucune restriction n'avait à l'époque été exigée. En 2005, le chancelier Gerhard Schröder était convaincu que la Turquie ferait bientôt partie de l'Union européenne. En  2018, cette perspective paraît très lointaine. Les relations entre Berlin et Ankara sont devenues glaciales depuis la tentative de coup d'Etat de l'été 2016. Le conflit avec les Kurdes n'a rien arrangé.

Posture officielle mise à mal

Mercredi, un porte-parole du ministère des affaires étrangères a confirmé que Berlin avait demandé des explications au gouvernement turc sur l'utilisation de ces chars. L'ambassadeur allemand doit par ailleurs rencontrer le ministre turc de la défense, Nurettin Canikli, à ce sujet.

L'Allemagne s'efforçait depuis plusieurs mois de normaliser les relations avec Ankara. Dans cette perspective, Sigmar Gabriel, ministre des affaires étrangères, s'apprêtait à autoriser une opération de modernisation de l'équipement militaire turc. Mais la polémique en cours menace de ruiner cette politique d'apaisement. Elle est la preuve éclatante de la difficulté de contrôler l'utilisation des équipements militaires vendus à l'étranger. Et met à mal la posture officielle de l'Allemagne, qui revendique la politique d'exportation d'armements la plus restrictive du monde. Au moment de former une coalition avec les conservateurs, en  2013, le Parti social-démocrate avait affirmé qu'il renforcerait encore les conditions d'autorisation des exportations d'armes.

Or, les chiffres, publiés par le gouvernement mercredi 24  janvier après une question du parti de gauche Die Linke, indiquent une autre réalité. Durant la dernière législature (2013-2017), alors que le ministre de l'économie était le social-démocrate Sigmar Gabriel, l'Allemagne a autorisé la livraison de 25  milliards d'euros d'armes à l'étranger. Soit 20  % de plus que sous la législature précédente (2009-2013), dirigée par les conservateurs et les libéraux. Pis : les exportations vers les pays tiers, c'est-à-dire situés hors de l'UE et de l'OTAN, ont augmenté de 47  %, à 14,5 milliards d'euros. Les pays arabes ont été particulièrement friands du matériel de guerre made in Germany. Selon la liste publiée par le ministère, l'Algérie est située en haut du classement des pays importateurs (1,4  milliard d'euros de commandes), suivie par l'Egypte (708 millions). L'Arabie saoudite arrive en sixième position (254  millions d'euros).

Le ministère a précisé que le volume global d'armes exportées a baissé en  2017, passant de 6,8 à 6,2  milliards d'euros. Mais le débat est lancé. Die Linke, traditionnellement très engagé sur ce sujet, a attaqué le SPD mercredi. " Il y a quatre ans, les sociaux-démocrates ont promis qu'ils se détourneraient de la politique d'exportation dirigée par des critères économiques, a lancé l'expert des affaires étrangères de Die Linke, Stefan Liebich, sur la chaîne publique ARD. Le gouvernement n'a, non seulement pas fermé l'écluse, mais l'a ouverte plus largement encore. "

" Il faudra, à l'avenir, renforcer davantage les contrôles sur les exportations d'armement ", a déclaré Rolf Mützenich, du SPD. Une position défendue par Martin Schulz lors du congrès du parti, dimanche. Le précontrat de coalition, présenté le 12  janvier, prévoit de développer une doctrine européenne en la matière, et d'interdire la vente d'armement allemand aux pays impliqués actuellement dans la guerre du Yémen, comme l'Arabie saoudite. L'industrie allemande de l'armement a alerté sur le fait que cette politique risquait de mettre l'Allemagne en porte-à-faux vis-à-vis de ses engagements avec la France dans ce domaine. Les deux pays ont prévu de coopérer étroitement afin de renforcer l'Europe de la défense.